Bienvenue sur l'écho du champ de bataille

« L’écho du champ de bataille » a pour ambition de vous proposer à la lecture et à la réflexion des contributions sur des sujets relatifs à la stratégie, à l’art opératif, à la tactique et plus largement sur l’engagement et l’emploi des armées. Ces brèves, illustrations ou encore problématiques vous seront livrées sous le prisme de l’histoire militaire mais aussi sous celui des théâtres d’opérations d’hier, d’aujourd’hui, voire de demain. Des enseignements de grands chefs militaires de toutes les époques aux analyses polémologiques prospectives en passant par la doctrine ou aux équipements des forces françaises et étrangères. Gageons que vous aurez plaisir à lire ces articles ou à contribuer au débat. Bonne lecture…

lundi 12 décembre 2011

De l’étonnant détournement de Sun Tzu.


Nous retrouvons notre série d'articles sur Sun Tzu grâce à une nouvelle contribution de Yann Couderc, notre spécialiste de ce stratège chinois. Cette fois, il s'interroge sur le contexte d'application des enseignements de Sun Tzu dans les conflits contemporains. Bonne lecture.

Toute étude de texte se voulant un tant soit peu poussée passe nécessairement par l’examen de l’environnement de son écriture : quelles étaient les idées en vigueur à l’époque ? L’auteur écrivait-il alors de façon convenue ou se présentait-il comme un rebelle ? Quels étaient les concepts considérés aujourd’hui comme fondamentaux mais inconnus à cette période ? etc.. Sun Tzu n’échappe pas à la règle, et l’étude du contexte de son écriture devrait théoriquement nous permettre d’éclairer certains aspects de la structure de son traité.
Sauf que nous assistons au phénomène exactement inverse : aujourd’hui, le champ d’application de L’art de la guerre s’avère en totale opposition avec celui envisagé lors de sa composition ! Voyons pourquoi.
 

Sun Tzu vécut à l’époque des Royaumes combattants (-476 à - 221). Comme la plupart des conflits que l'Empire chinois connaîtra tout au long de son histoire, les guerres étaient le plus souvent internes, entre voisins qu’il fallait absorber et en aucun cas détruire, l’adversaire d’aujourd’hui ayant « naturellement » vocation à devenir le sujet de demain. Les hommes des Royaumes combattants, en dépit de différences linguistiques et culturelles, appartenaient au même univers. Ils se sentaient proches par la civilisation et possédaient une écriture commune ; ils partageaient les mêmes valeurs, se réclamaient de la même tradition et, finalement, aspiraient tous à la restauration de l’unité perdue. Il n’était nullement question de l’asservissement d’un peuple par une nation étrangère, mais de la réalisation de l’idéal imaginé par les saints rois à l’origine de la civilisation. Même si cela n’est pas explicitement signifié, toute la philosophie de L’art de la guerre s’inscrit dans ce contexte de guerre symétrique entre deux adversaires qui ne recherchent pas l’annihilation réciproque mais simplement la victoire.
Pourtant, à l’époque de Sun Tzu, d’autres formes de conflits existaient : les « barbares », ces étrangers au monde chinois, pressaient aux frontières, et il fallait régulièrement les combattre. Comme le souligne Jean Lévi dans son dernier ouvrage Réflexions chinoises, les oppositions entre les deux peuples étaient trop profondes, les modes de vie trop différents, et les manières de sentir et de penser trop éloignées pour qu’il puisse y avoir conciliation. Mais, en même temps, l’immensité de la steppe rendait chimérique tout espoir d’une victoire militaire décisive[1]...
Or L’art de la guerre ne traite absolument pas de ce type de confrontation entre deux adversaires fondamentalement différents, ce que nous pourrions aujourd’hui rapprocher du « conflit asymétrique ». Le traité de Sun Tzu n’a été conçu que pour des oppositions entre adversaires appartenant au même monde. Ce qui est le cas de la plupart de nos « grandes guerres » : dans notre monde « globalisé », il n’y a plus d’étrangers dans les conflits symétriques. Et ce même s’il y a diabolisation de l’ennemi : les Nazis de la seconde guerre mondiale ou les Communistes de la Guerre froide ne devaient pas être exterminés mais seulement battus, pour qu’il leur soit ensuite imposé le retour (ou l’entrée) dans le « droit chemin ».
Pourtant, comme nous avons pu récemment le détailler par ailleurs[2], les préceptes de Sun Tzu paraissent pour ces situations inapplicables dans leur globalité.
Il existe néanmoins un type de conflit dans lequel Sun Tzu est réellement mis en œuvre : celui de la guérilla, c’est-à-dire là où les adversaires sont totalement différents. Pour prendre un exemple non-asiatique et contemporain, l’armée colombienne, constatant que Sun Tzu était utilisé de façon efficace par les révolutionnaires[3], a dû se mettre à l’étudier et l’enseigner de façon officielle pour comprendre et contrer les FARCs…
Une fois n’est pas coutume, mais cet exemple illustre bien le contraire de ce que nous disions en introduction, à savoir que l’étude de l’environnement d’un auteur devrait normalement permettre de mieux s’approprier son œuvre…



[1] La question de l’attitude à adopter vis-à-vis des barbares s’est posée de façon lancinante tout au long de l’histoire de la Chine, sans jamais trouver de solution satisfaisante : à la différence de l’Empire romain qui les combattait ou les assimilait, allant jusqu’à leur offrir des places au Sénat de Rome, la Chine n’arrivait pas à comprendre comment agir face aux barbares. Au final, si les Chinois arriveront bien à en venir à bout en les sinisant, la méthode employée se révèlera particulièrement lourde à payer : ils seront vaincus par eux, et ces vainqueurs, devenus rois, deviendront progressivement plus orthodoxes que les Chinois d’origine !
[2] Cf. Yann Couderc, Une approche holistique de Sun Tzu est-elle possible ?, in Revue Défense Nationale, n°745, décembre 2011.
[3] Durant les années 60 et 70, les services secrets chinois ont traduit en espagnol et en portugais les écrits de Sun Tzu, Mao et Giap et en ont assuré une très large diffusion dans tous les pays d’Amérique du Sud. Le point d’entrée des textes espagnols était le Mexique. Cette action, qui s’inscrivait en pleine Guerre Froide, visait à favoriser les révolutions dans tous les pays proches des États-Unis. L’opération a été un total succès, puisque les opérations de contre-insurrection menées contre les différentes guérillas ont à chaque fois permis de mettre à jour que les références doctrines des rebelles étaient basées sur ces ouvrages.

2 commentaires:

  1. Encore une belle analyse. Je trouve très pertinente l'idée selon laquelle l'Art de la guerre correspond à un contexte historique d'engagement symétrique ou l'anéantissement n'était pas le but recherché. Finalement, on a tendance à utiliser Sun Tzu pour tout et n'importe quoi et surtout dans le cadre d'affrontements asymétriques (ce qui visiblement n'est pas le contexte le plus adapté).
    Un prochain billet pourrait avoir comme sujet : "De l'usage de la citation" pour étudier comment on peut faire dire tout et son contraire à un auteur dans le simple but de justifier son propre point de vue.
    cordialement

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  2. Bien il semble que l'auteur soit plus rapide que moi ! ma proposition de sujet sur l'usage des citations a déjà fait l'objet d'un post !
    http://lechoduchampdebataille.blogspot.com/2011/12/vous-reprendrez-bien-un-peu-de-sun-tzu.html
    bravo

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