Bienvenue sur l'écho du champ de bataille

« L’écho du champ de bataille » a pour ambition de vous proposer à la lecture et à la réflexion des contributions sur des sujets relatifs à la stratégie, à l’art opératif, à la tactique et plus largement sur l’engagement et l’emploi des armées. Ces brèves, illustrations ou encore problématiques vous seront livrées sous le prisme de l’histoire militaire mais aussi sous celui des théâtres d’opérations d’hier, d’aujourd’hui, voire de demain. Des enseignements de grands chefs militaires de toutes les époques aux analyses polémologiques prospectives en passant par la doctrine ou aux équipements des forces françaises et étrangères. Gageons que vous aurez plaisir à lire ces articles ou à contribuer au débat. Bonne lecture…

samedi 5 novembre 2011

Pour revenir sur la citation de cette semaine : plaidoyer pour une Maskirovka à la française.

Dans un post précédent, j’avais soumis à vos commentaires la citation de Baltasar Gracian sur la nécessité de surprendre un adversaire en alternant de nombreux modes d’action et en créant, chez lui, l’incertitude, ce temps de retard dans sa prise de décision qui nous permettra, in fine, de garder l’initiative et de faire en sorte de gagner « cette dialectique des volontés » qu’est la guerre. Merci donc aux lecteurs qui ont alimenté le débat et initié ma réflexion.
En outre, comme annoncé, je vous fais part de mon opinion à ce sujet ainsi que de mes suggestions dans ce domaine. En effet, force est de constater que la surprise, dans la doctrine française, repose principalement sur des actions de diversion, toujours mises en avant (voir en particulier le document FT 02[1]) mais sans jamais être décrites précisément, dans leur forme, leurs modalités, leurs actions, leur durée, … La déception, quelle qu’elle soit, est un serpent de mer que l’on évoque dans des cours théoriques, en histoire militaire ou à l’occasion d’exercices dans lesquels cette action demeure un artifice esthétique pour le MA[2] choisi, voire une manière de se rassurer sur l’effet qu’elle pourrait produire sur l’ennemi (si tenté que ce dernier y croit). On estime également qu’elle doit dépasser le niveau tactique en s’appuyant sur les opérations d’information. Aussi, riche de nombreuses lectures, je pense qu’il serait nécessaire de formaliser, dans l’armée de Terre, un apprentissage d’une « Maskirovka » tactique à la française sans que ce procédé ne reste l’apanage de l’ennemi générique « Glaise » issu du TTA 808[3].

La déception, si on prend sa définition officielle est perçue comme : l’effet résultant de mesures visant à tromper l’adversaire en l’amenant à une fausse interprétation des attitudes amies en vue de l’inciter à réagir d’une manière préjudiciable à ses propres intérêts et de réduire ses capacités de riposte[4]. Elle repose sur la dissimulation, la déception et l’intoxication. Certes, mais qu’est-ce que cela donne concrètement ? Faisons un constat pour les forces françaises.

Prenons d’abord la dissimulation, ce savoir faire a été, peu à peu, laissé de côté, les filets de camouflage ont été mis au rebus et remplacés par des ECR[5] plus légers mais souvent uniquement destinés à masquer les pare-brises des véhicules en stationnement. Les postes de commandement des grandes unités, avec la numérisation, sont de plus en plus conséquents en volume et en moyens SIC[6] (antennes, paraboles,…) que l’on peine à cacher ou à masquer dans des zones urbaines ou boisées. Sous prétexte que l’adversaire dispose de moyens thermiques, on délaisse les zones forestières ou rurales pour privilégier les zones habitées, sans prendre en compte, qu’aujourd’hui, la population prend une part active dans les conflits et peut renseigner l’adversaire potentiel. Concernant les moyens de transmissions, le silence radio, qui était, il y a encore quelques années, imposé avant une action majeur, disparaît sous le dogme de l’ « évasion de fréquences » des postes de 4ème génération tout comme le camouflage des coordonnées transmises, si chronophage certes, mais pourtant si efficace.

Pour la diversion, malgré les efforts de certaines unités ou états-majors afin de la mettre en pratique sur des théâtres comme l’Afghanistan ou à l’entraînement, les faibles moyens consentis à son développement, ainsi que le peu de moyens disponibles (par choix ou parce que la génération de forces n’a pas pris en compte cette exigence) nuisent à sa crédibilité.

Quant à l’intoxication, les unités de guerre électronique, trop souvent cantonnées à l’écoute et au brouillage de l’ennemi, ont actuellement bien moins d’équipements et d’expertise que par le passé pour entrer dans les réseaux adverses et les désorganiser. De plus, le chef interarmes n’envisage que rarement ce type de modes d’action, par manque de connaissance en la matière probablement, et parce que les systèmes de simulation, comme Janus par exemple, ne les prennent pas en compte.

Alors, comment palier cette insuffisance de mesures concrètes ? Pour ma part, il me semble impératif de formaliser un document doctrinal tout en dépassant certains tabous (faire preuve de ruse n’est pas perfidie…) pour se doter d’équipements innovants et de procédures types qui ne doivent cependant pas devenir des « recettes de grand-mère » mais une forme de « Maskirovka » à la française.

Quelques recommandations me viennent alors à l’esprit en toute humilité :
D’abord des principes structurants car une fonction « déception » doit être active dans la durée, plausible, variée et permanente, à l’entraînement comme en opération.
Pour cela il serait alors nécessaire de :

-          avoir une posture intellectuelle adaptée :
Les conventions de Genève considèrent licites les ruses de guerre si elles ne vont pas à l’encontre des protocoles (pas de faux hôpitaux, pas de pièges ou de mines anti personnelles,…) et l’éthique du soldat ne l’interdit pas, dès l’instant qu’il n’y pas duperie. La déception n’est pas réservée à l’adversaire et peut être planifiée.

-          développer au niveau opératif de vrais plans de déception :
Comme l’opération « Fortitude » en 1944, il apparaît essentiel de travailler sur la perception ennemie (en contre-insurrection par exemple) sur le moyen et le long terme, par des actions tactiques, opératives ou informationnelles (élaboration de fausses opérations, démonstrations de force, campagnes médiatiques, faux documents, efforts simulées sur certaines régions,…).

-          développer les actions de déception dans les phases préliminaires :
Ces phases sont trop souvent limitées à la recherche du renseignement, alors qu’elles doivent permettre de mener des coups de sonde, des actions « coups de poing », des raids ou des bombardements ciblés qui déstabilisent l’adversaire et le mettent dans l’erreur.

-          travailler l’embuscade au-delà du niveau de la petite unité ou des actions commando :
Limité souvent aux forces spéciales ou aux unités légères, ce mode d’action pourrait être mis en œuvre à des échelons supérieurs (GTIA, brigade) à l’instar des troupes américaines à Guadalcanal en 1942 sur la rivière Illu ou des troupes napoléoniennes aux Quatre bras en 1814. Une embuscade crée la surprise, fragilise les certitudes de l’adversaire.

-          systématiser l’emploi de la guerre électronique pour feindre des actions
Il s’agit de développer la pratique de faux réseaux afin de simuler le déploiement de grosses unités ou de dissimuler la mise en mouvement de troupes. L’armée rouge a ainsi, en 1943, fait croire aux Allemands que plusieurs armées blindées stationnaient  au sud du front alors qu’elles s’approchaient de la poche de Kanev sur le Dniepr pour lancer une offensive.

-          renouer avec l’emploi du camouflage :
En se dotant d’équipements réversibles (pas uniquement de type centre Europe), réduisant la signature visuelle et thermique des matériels et en les utilisant, à l’entraînement et en opération de manière systématique dans tous les milieux (urbains, forestiers, désertiques, montagnards,…). Rechercher la dissimulation et la préservation du secret par la dispersion, l’utilisation du bâti, des reliefs, des abris souterrains (missions du génie) et le « codage » des transmissions.

-          utiliser davantage la nuit y compris pour les actions majeures :
Profiter de notre supériorité en optronique pour planifier les phases majeures de la manœuvre pendant les créneaux nocturnes (contre attaque blindée, raids, saisie de points clé, franchissements).

-          systématiser les leurres et l’action psychologique :
S’équiper avec des moyens fictifs (véhicules, PC) qui existent sur le marché de l’armement et les mettre en place pour tromper les reconnaissances adverses. Doter le génie de moyens simulant des blindés en mouvement (poussière) à l’image des forces soviétiques lors de la bataille de Khalkhin Gol en 1939 et de systèmes antiradars. Prendre en compte les opérations psychologiques dans leur capacité à diffuser des tracts, des émissions radio ou des bruits particuliers (cas des troupes américaines au Kosovo en 1999 qui émettaient, à partir de blindés légers, le son d’un char de bataille Abrahams, pendant la nuit, dans les villages, pour dissuader les milices d’agir).

-          mettre en œuvre des moyens ou modes opératoires de simulation actifs :
Utiliser les moyens de guerre électronique pour pénétrer les réseaux adverses, masquer l’action par des fumigènes ou des brouillards artificiels (franchissement du Dniepr par les troupes soviétiques en 1943 grâce à ce procédé), mener des tirs d’artillerie linéaires pour simuler un débouché, conduire de fausses OHP[7], construire des lignes défensives sans les garnir de troupes (exemple de l’Afrika Korps de Rommel qui masque la retraite de deux divisions mécanisées par un réseau défensif fictif à El Alamein en 1943).

Pour conclure, je défends donc une « Maskirovka » à la française qui pourrait, au-delà de la simple prise en compte théorique et doctrinal de ce procédé, devenir un multiplicateur d’efficacité dans la manœuvre tactique et opérative en permettant de garder l’ascendant sur l’adversaire et de toujours « jouer » avec un coup d’avance pour le prendre de vitesse. J’ai illustré mon propos ainsi que mes propositions par des exemples concrets que nous donnent l’histoire militaire et ses enseignements. Au-delà de ce passé, il convient de trouver les modes d’action adaptés à notre époque, aux armements contemporains et aux situations opérationnelles actuelles. Je terminerai enfin par une métaphore, au travers de ce proverbe populaire français : « Par la ruse on peut prendre un lion, par la force pas même un grillon ».

Frédéric Jordan



[1] Document du centre de doctrine et d’emploi des forces de l’armée de Terre traitant de la tactique générale.
[2] Mode d’action, manœuvre choisie par l’état-major.
[3] Manuel toutes armes 808 traitant des structures et des modes d’action de l’ennemi d’exercice.
[4] Document FT 02 – CDEF.
[5] Ecrans de camouflage rapide.
[6] Systèmes d’information et de communication.
[7] Opérations héliportées.

1 commentaire:

  1. En effet, il serait nécessaire de formaliser, dans l’armée de Terre, un apprentissage d’une «Maskirovka à la française» en faisant tomber certains tabous comme celui de croire que faire preuve de ruse est une perfidie, alors que c'est souvent la clef de la réussite dans les combats!... "Le Vieux"

    RépondreSupprimer