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« L’écho du champ de bataille » a pour ambition de vous proposer à la lecture et à la réflexion des contributions sur des sujets relatifs à la stratégie, à l’art opératif, à la tactique et plus largement sur l’engagement et l’emploi des armées. Ces brèves, illustrations ou encore problématiques vous seront livrées sous le prisme de l’histoire militaire mais aussi sous celui des théâtres d’opérations d’hier, d’aujourd’hui, voire de demain. Des enseignements de grands chefs militaires de toutes les époques aux analyses polémologiques prospectives en passant par la doctrine ou aux équipements des forces françaises et étrangères. Gageons que vous aurez plaisir à lire ces articles ou à contribuer au débat. Bonne lecture…

lundi 26 mars 2012

L’enseignement de la tactique a-t-il vraiment changé entre la fin du XIXème siècle et aujourd’hui ?


Alors que les années qui ont suivi la défaite de 1870 ont été marquées par un renouveau de la pensée tactique française et de la réflexion doctrinale, j’ai voulu savoir si les principes de l’art de la guerre, qui se sont dégagés au cours de cette période, ont profondément marqué la vision tactique française d’hier et d’aujourd’hui.
Pour cela, fort des articles du colonel Goya ou de son ouvrage « La chair et l’acier »[1], je me suis replongé dans les écrits du colonel puis général Lewal[2] ainsi que dans ceux du colonel Derrécagaix[3] tout en décryptant un document ancien et inédit (au moins pour moi) qu’un ami passionné d’histoire m’a offert il y a quelques semaines. Ce dernier est une copie, écrite à la main, de la conférence sur la tactique d’artillerie prononcée au camp de Chalons en 1891 par le capitaine breveté de Fraville du 25ème régiment d’artillerie.
De mes lectures, j’ai donc acquis la conviction qu’avec la création d’un enseignement militaire supérieur à la fin du XIXème siècle, l’armée de terre française a bâti les fondations de sa culture tactique, ses fondements ainsi que son modèle interarmes et ce, malgré certaines idées qui ont montré, face à l’expérience, leur inefficacité, leurs limites ou au contraire pourraient retrouver, dans le débat contemporain, une certaine  pertinence.
Aussi, nous verrons pourquoi la période étudiée me paraît être un tournant dans la réflexion  tactique avant d’identifier les facteurs pérennes de la conduite de la guerre avant de conclure sur les éléments qui posent question.


Pourquoi et comment un renouveau de la tactique à la fin du XIXème siècle.

Dès 1873, le colonel Lewal développe dans ses « Etudes de la guerre »[4] la nécessité de mieux instruire les cadres de l’armée de terre qui renaît après la guerre contre l’Allemagne. Pour lui, « nos défaites ne proviennent pas, comme beaucoup le croient d’un accident fortuit. Elles sont la conséquence d’une décadence minant depuis longtemps l’armée et dont le développement devait fatalement aboutir au désastre ». Il fait allusion en cela au courant des « innéistes », qui dominait les états-majors français avant 1870, et rejetait les études (ainsi que les écrivains militaires qualifiés d’« écrivassiers » ou de « crétins potasseurs ») en prônant l’action et la conduite comme seuls outils de la victoire. Fort de ce constat, il milite pour le développement de l’instruction à tous les échelons et, en particulier, pour les officiers supérieurs. Ces défaillances dans la connaissance de la tactique s’expliquent, selon le lui, par trois facteurs : le poids culturel et l’héritage d’une histoire militaire nationale (en particulier la chevalerie) où la vaillance prime sur la manœuvre, le rôle majeur de Napoléon, génie du champ de bataille certes, mais chef qui n’a jamais cherché à former ses subordonnées tout en centralisant la conduite des opérations et enfin les « guerres d’Afrique », conflits dissymétriques qui favorisent un avancement rarement en adéquation avec les qualités de tacticien des officiers déployés sur ces théâtres. Aussi, voit-on la création, en 1876, des « Cours militaires spéciaux » qui deviendront « Ecole militaire supérieure » le 15 juin 1878 puis « Ecole supérieure de guerre » le 20 mars 1880. Cette formation militaire s’articule autour d’un nouveau cours majeur, initié et tenu par le commandant Maillard, il s’agit du « cours d’histoire militaire et de tactique générale » qui verra passer les premières générations d’officiers brevetés, ceux-là même qui feront leurs armes entre 1914 et 1918.
Dans le même temps, la réflexion stratégique et tactique foisonne jusqu’en 1914, à l’instar du livre du colonel Derrécagaix « La guerre moderne » qui cherche à faire la synthèse de ce nouvel élan doctrinal. On compte ainsi de nombreuses publications éditées par des librairies spécialisées comme Berger-Levrault, on voit également se multiplier les conférences, les ateliers de réflexion et les nombreuses revues, qu’elles soient d’armes ou plus généralistes. De cette agitation intellectuelle anarchique et de cette volonté de fixer de nouvelles bases doctrinaires finissent par naître des principes qui ont formalisé l’art et la science de l’engagement tactique du moment mais aussi du XXIème siècle.

Pérennité de la tactique.

Même si certains termes ont changé, l’analyse faite par ces pionniers de la tactique moderne reste bien souvent d’actualité. Ainsi, le capitaine de Fraville, dans sa conférence, rappelle la nécessité d’adapter la manœuvre des unités aux progrès techniques du moment (en l’occurrence la poudre sans fumée pour ce qui le concerne) et de penser l’action des armes en liaison les unes par rapport aux autres. En outre, il souligne que, jusqu’à présent, « on a oublié que la tactique est une et que chaque arme l’a exploitée à son point de vue spécial, s’attribuant un rôle unique, là ou elle n’avait qu’un rôle prépondérant ». Il milite clairement, comme l’armée de terre le fait actuellement, pour une manœuvre interarmes la plus étroite possible et envisage, plus loin dans son propos, de créer des détachements d’artillerie donnés en renforcement de l’infanterie dans la phase de prise de contact  (« artillerie en tirailleurs »)  et de garder des canons en réserve pour l’action principale. Avec la cavalerie, il réfléchit à l’amélioration des liaisons de commandement (le rôle des DLOC[5] aujourd’hui), conscient que le rythme des cavaliers ne permet pas un accompagnement des pièces au contact mais plutôt des appui-feux à distance et par bonds successifs. Mettant à défaut certains règlements de l’époque, il s’interroge sur la nécessité d’accroître les feux dans la profondeur pour cloisonner le champ de bataille, affaiblir un adversaire avant l’assaut des unités de mêlée et enfin gagner le duel d’artillerie (la supériorité des feux dans un langage plus contemporain).
Dans un autre registre, le général Lewal va, quant à lui, chercher à décrire formellement (voir le tableau ci-dessous) les différentes phases de l’engagement et le rôle de toutes les fonctions opérationnelles. Dès lors, il explicite avec un vocabulaire technique mais illustré (avec des batailles) ce que l’on nomme, dans les opérations actuelles, la génération de force, la projection, l’engagement combiné, la contre-rébellion, l’appui au mouvement, l’aide au déploiement, la manœuvre du renseignement, la logistique et le « command and control ».

Pour la tactique de combat, il considère qu’il faut privilégier la marche directe (il oublie les diversions chères à Napoléon) puis l’attaque sur l’aile de l’ennemi. C’est donc bien le débordement enseigné en France dès la formation initiale des officiers de nos jours encore. C’est une autre preuve d’une certaine culture française qui peine à inclure dans ses modes d’action la « déception » alors que d’autres armées développent l’art du camouflage (Allemagne) ou établissent le dogme de la « Maskirovka » (URSS).
Derrécagaix, pour sa part, insiste sur la nécessité d’une approche méthodologique de la guerre pour formaliser le raisonnement tactique et stratégique. Il est convaincu de l’impérieux besoin d’étudier le terrain (cours sur la topographie) et son adversaire (« ouvrages spéciaux » sur les armées européennes) puis de chercher le renseignement pour préparer l’action : « les armées ne se rencontrent pas inopinément si la cavalerie remplit sa mission, et les généraux en chef sont informés assez tôt pour prendre les dispositions offensives ou défensives qui conviennent à la situation ». Ces affirmations ne sont pas sans rappeler aujourd’hui l’étude des techniques de la MEDO[1], l’analyse du milieu (physique et humain) ou encore la rédaction d’un ennemi d’instruction générique, voire de fiches « synthèses » que rédige la DRM[2] au profit du CPCO[3] avant la planification d’une opération.
Quant aux principes de la guerre, il faudra attendre le XXème siècle et le maréchal Foch pour qu’apparaissent officiellement les notions de liberté d’action, de sûreté et d’économie des forces même si, là encore, il trouve leur héritage dans les penseurs comme Clausewitz ou Jomini mais surtout dans la formation reçue à ESG avec les cours du colonel Millet.
Mais au-delà de cet effet miroir de la tactique entre la période 1877 – 1914 et les années 2000, bon nombre de modalités a, soit disparu, ou alors, pourrait revenir d’actualité dans le débat contemporain.

Des idées qui ont montré leur limite ou propres à enrichir la réflexion actuelle.

L’histoire militaire et, plus précisément l’histoire bataille, est un référentiel permanent de ces auteurs et officiers dont les écrits, ou les raisonnements, s’appuient généralement sur de longues évocations historiques. Cette culture de l’étude du passé subsiste encore aujourd’hui au travers des exercices soutenus par le SHD[4] avec des conférences grâce à des études historiques sur le terrain, mais elle n’est pas toujours considérée à sa juste valeur, dominée comme elle l’est par les retours d’expérience des théâtres actuels ou les enseignements étrangers.
D’autre part, le colonel Derrécagaix comme le capitaine de Fraville défendent l’importance du facteur moral. Influencé par les écrits d’Ardant du Picq, ils illustrent, par leur propos, le courant dit des « jeunes turcs » à l’aube de la première guerre mondiale. Comme les officiers proches du colonel Grandmaison (à l’instar du lieutenant Laure souvent cité), cette vision tactique défend la primauté du choc, de l’agressivité au contact et donc de l’offensive à outrance (« ce qui frappe dans les combats qui viennent d’être décrits, c’est donc l’action offensive ; ce sont les alternatives qu’elle subit ; c’est enfin la prépondérance qu’elle acquiert »). Cette dernière, censée être appuyée par l’artillerie de campagne (« la supériorité de l’artillerie paraît être désormais un élément décisif du succès ») va rapidement montrer ses limites et ce, dès 1914, face à la puissance de feu accumulée par les deux camps et la fin de la guerre de mouvement. Néanmoins, encore aujourd’hui, on cherche à aguerrir les soldats et à accentuer la préparation opérationnelle avant leur engagement pour s’assurer de leur efficacité. Si cet effort est essentiel, il ne doit devenir, comme à l’époque considérée, « un palliatif à la manœuvre ou un succédané à l’intelligence tactique »[5]. Il peut, en revanche, éviter un effondrement moral au moment de l’action comme en témoigne le général Joffre en 1914 : « Au cours des premières semaines de la guerre, nous n’aurions pu faire ce que nous avons fait, si les grands états-majors n’étaient demeurés comme des rocs au milieu de la tempête, répandant autour d’eux la clarté et le sang froid. Ils gardaient dans le labeur le plus épuisant, au cours d’une épreuve morale terrible, une lucidité de jugement, une facilité d’adaptation, une habileté d’exécution d’où devait sortir la victoire ».
Enfin, une proposition du capitaine de Fraville mériterait aujourd’hui une discussion approfondie, celle d’établir pour tous les officiers supérieurs et brevetés (quelle que soit la spécialité) un cycle de rotation dans des états-majors ou les forces opérationnels pour enrichir ces derniers de leur vécu et mieux appréhender les besoins de ces unités. Ces affectations seraient complétées en proposant des commandements de régiments « hors spécialité » (artilleur dans la cavalerie, fantassin dans le génie,…) pour créer une véritable culture interarmes. Cette suggestion est restée lettre morte à la fin du XIXème siècle mais pourrait retrouver, aujourd’hui, une certaine actualité afin d’éviter, notamment, le décrochage de perception entre l’opérationnel et l’organique…

Pour conclure, il apparaît clairement que la fin du XIXème siècle revêt un tournant majeur dans le fondement de la tactique en France pour l’armée de terre. La réflexion sur les fondements de la manœuvre, sur le combat interarmes, sur le séquencement de l’action, le rôle des fonctions opérationnelles (et en particulier des appuis) a été formalisée par des officiers comme le général Lewal et ses condisciples de l’Ecole supérieure de guerre. Malgré les évolutions liées aux transformations techniques et à l’expérience des deux conflits mondiaux, on retrouve, dans leurs écrits, des principes et des enseignements toujours pertinents aujourd’hui. Il s’agit donc de savoir si les conflits dits asymétriques et les progrès de l’armement peuvent, à moyen terme, remettre en cause cet héritage tactique.
Frédéric Jordan.
[1] « La chair et l’acier : l’armée française et l’invention de la guerre moderne (1914 -1918) ». Colonel Goya, Tallandier, 2004.
[2] Commandant  l’Ecole supérieure de guerre en 1877.
[3] Commandant adjoint de l’Ecole supérieure de guerre en 1883.
[4] Disponible en version numérique sur le site de la BNF en quatre tomes (2800 pages).
[5] Détachements de liaison et d’observation au contact, conseillers feux et observateurs au profit des groupements tactiques interarmes.


[1] Méthode d’élaboration d’une décision opérationnelle.
[2] Direction du renseignement militaire.
[3] Centre de planification et de conduite des opérations à Paris.
[4] Service historique de la Défense.
[5] Officier du service historique de la Défense.


3 commentaires:

  1. Merci pour ce post, comme d'habitude très intéressant. Il faut souhaiter que la tactique, dont nous avons pu constater que les conflits récents renforçaient l'importance, ne tombera pas en deshérence à la suite de la réorganisation de l'enseignement militaire supérieur...

    Par ailleurs, merci de cette proposition sur les "temps de commandement croisés". Le gestionnaire (et les gérés) seraient promis à quelques sueurs froides...

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  2. Cet article est très intéressant et pourrait être le début d'une série de comparaisons historiques concernant l'enseignement militaire à l'époque et aujourd'hui. Il serait également intéressant d'étudier le développement de la méthode de planification jusqu'à aujourd'hui (2001 - MEDO, 1995 - Processus de la mission globale, 1870 - ?) afin d'en tirer des leçons pour notre metier d'aujourd'hui.
    AndréasP AUT

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  3. Bonsoir,
    Dans cet article, vous évoquez le capitaine de FRAVILLE. Je suis son arrière-petit-fils. Si ceci vous est possible, je serais trèsintéressé par une copie numérique de cette conférence de 1891. Je vous remercie de votre compréhension (henri.defraville@gmail.com).

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