Toujours en lien avec notre étude de la pensée stratégique, opérative ou tactique en fonction des cultures mais aussi de l'histoire géopolitique de diverses pays, Philippe GENNEQUIN contribue une seconde fois au débat avec un article consacré à la Chine. Une fois de plus, c'est avec plaisir que nous l'accueillons sur "L'écho du champ de bataille" et que nous le remercions pour la qualité de sa réflexion.
Etat-monde, Etat-civilisation, la Chine
mérite ces deux qualificatifs, du fait de l’ancienneté de sa culture, de
l’immensité de son territoire et du poids de sa population. Dans le contexte
confucéen de respect de l’ordre social, il est donc compréhensible que la Chine applique à l’ordre
international, ce qu’elle imagine conforme à l’ordre naturel. D’après l’ancien
paradigme impérial, qui oppose civilisation et barbarie, la Chine élabore un système,
dont elle est le centre, littéralement l’ « Empire du milieu ».[1]
A cette époque, elle modélise le système international par des représentations
géométriques. Le « cercle » fermé du monde chinois, s’inscrit dans le
« carré » du ciel. Au fur et à mesure de son développement, et au
contact souvent violent avec d’autres peuples (Huns, Qiang, Rong), elle élabore
une représentation plus raffinée, articulée en cercles concentriques. Ces
cercles dessinent des zones d’influence dont l’intensité est forte au cœur de
l’empire, et faible à la périphérie. Autour de la Chine se dresse ainsi le
cercle des confins, territoires sous administration impériale, mais faiblement
peuplés par les colons Han
(Xinjiang). Puis se dessine le cercle des vassaux, qui paient tribut et gardent
le glacis défensif (royaume tibétain). Enfin, le cercle des barbares représente
le reste du monde dont l’empire veut s’isoler (Transoxiane).[2]
L’Histoire remet en cause la centralité
de l’empire chinois, dont l’avance bureaucratique, culturelle et scientifique,
le prédestinait pourtant à s’imposer comme le siège du pouvoir mondial. Au
cours du XIXème siècle, les « guerres de l’opium » et l’agressivité
des puissances coloniales relèguent la
Chine à la périphérie d’un monde dominé par l’Europe et la Russie. Cette période, dite des
« traités inégaux », est synonyme d’humiliation pour la Chine , qui perd sa place au
centre du monde. Aujourd’hui, cette situation pourrait être bouleversée. Alors
que de nombreuses projections affirment que le poids économique de la Chine dépassera celui de la
zone euro en 2025, et celui des USA en 2035, il est probable que l’Empire du
milieu soit à nouveau le cœur du monde du XXIème siècle.[3]
On comprend alors que la dialectique centre – périphérie est un élément
significatif de la conception géopolitique chinoise, s’articulant autour du
triptyque Chine, barbares vassalisés, et barbares non vassalisés.[4]
Au vu de l’héritage géo-historique, la
Chine essaie donc constamment de se recentrer. Ainsi, la République populaire de
Chine pense sa place dans l’ordre international en adaptant la théorie des
cercles au contexte du moment. Au cours de la Guerre froide et de la polarisation du monde en
blocs distincts, la RPC
développe la « théorie des zones intermédiaires ».[5]
D’après cette théorie, les espaces où l’influence des USA et de l’URSS est
indirecte, offrent des marges de manœuvre stratégiques pour une puissance
moyenne. Le premier camp regroupe le Canada, l’Australie et l’Europe tandis que
la seconde région englobe l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine. La Chine fait le choix du
« Tiers-Monde » afin de manifester son non-alignement sur l’Union
soviétique. Elle exprime, de cette manière, le problème principal des décideurs
chinois d’hier et d’aujourd’hui : celui des alliances. « Quels sont
nos amis, quels sont nos ennemis » se demande en 1926 Mao Tse-Toung, qui a
pour préoccupation de rassembler autour du noyau des communistes leurs
« vrais amis », pour porter des coups à leurs « vrais
ennemis ».[6] En
1965, La « théorie de l’encerclement des villes par les campagnes »
ajoute une dimension militante, voire combattante, aux zones intermédiaires.
Par analogie, l’utilisation des guérillas rurales, pour vaincre les forces
japonaises installées dans les villes, doit servir de modèle international à la
RPC. La Chine doit ainsi s’appuyer sur les
« campagnes africaines et sud-américaines » pour lutter contre
les « villes américaines et européennes ».
En 1974, le rapprochement des USA avec
l’URSS est l’occasion pour la RPC d’accuser les deux puissances d’impérialisme.
Le non-alignement chinois s’exprime alors par la « théorie des trois
mondes ». Le premier monde est celui de l’URSS et des USA, puissances
menaçantes en quête d’hegemon. Dans
le deuxième monde, les pays développés, le Canada et le Japon sont dépendants
du premier, mais recherchent un certain équilibre de puissance. La Chine et les pays en voie de
développement appartiennent au troisième monde, cercle de solidarité et
d’alliance. Mais les guerres menées par la Chine contre le Cambodge et le Vietnam mettent
fin au mythe de l’entente tiers-mondiste. Pourtant, la chute de l’URSS ne change
pas fondamentalement le positionnement de la Chine vis-à-vis du troisième monde. La RPC aime cultiver jusqu’à
aujourd’hui son image de pays en voie de développement, et entretient des
relations diplomatiques soutenues avec l’Afrique et l’Amérique latine. Ce positionnement lui permet de renforcer les
forums transrégionaux de type BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine) dans une
logique de contrepoids occidental. Cette stratégie consolide les liens avec des
zones riches en matières premières, et sert les intérêts de Pékin contre la
reconnaissance diplomatique de Taïwan.
La mondialisation, et la crise
financière de 2008 remettent en cause le nouvel ordre mondial. La Chine est toujours un pays
en voie de développement. Elle est surtout la seconde puissance économique
mondiale, dans un monde où la suprématie occidentale est remise en cause. La
typologie dressée par Yang Jiemian, directeur du Shanghai Institute of
International Studies (SIIS), semble confirmer l’actualité du centre et de la
périphérie comme grille de lecture chinoise de l’ordre multipolaire.[7]
D’après ce think tank influent,
quatre groupes d’acteurs se sont dessinés depuis le 11 septembre 2001. Dans le
premier groupe se trouvent les puissances émergentes. Conscientes de leur
capacité d’influence, elles ont mieux résisté à la crise que les pays
industrialisés d’Occident. Elles sortent renforcées et sont capables de faire
entendre leur voix dans le concert international. Les Etats-Unis, le Fonds
monétaire international (FMI) et la
Banque mondiale appartiennent au cercle des acteurs en
stagnation, dont la crédibilité est aujourd’hui érodée. L’Europe, le Japon et la Russie appartiennent à
l’ensemble des Etats en déclin, qui doivent accepter de partager leur puissance
avec les nouveaux venus. Les Pays en voie de développement se réunissent dans
un quatrième camp, caractérisé par l’inaudibilité stratégique. Dans ce nouveau
jeu, la Chine
est susceptible de rechercher la position centrale en multipliant les alliances
mouvantes au sein du premier groupe, afin de reléguer l’Occident à la
périphérie. Son activisme, au sein du G20 ou de forums ad hoc, et sa volonté d’imposer le Yuan comme une monnaie de
réserve mondiale compétitrice du dollar, sont des indicateurs de cette
stratégie de recentrage.
L’ancienne théorie des cercles
prédispose la Chine à une perception singulière du territoire. Pendant deux
mille ans, l’ « Empire du milieu » ne dispose pas de frontières
clairement définies, mais de marches la séparant du monde barbare. La césure
entre les cercles n’est pas clairement établie du fait de la grande capacité
d’intégration culturelle de la
Chine. En effet, le rayonnement de la pensée confucéenne,
l’exportation de l’écriture idéographique et l’appropriation locale des normes
mandarinales contribuent à acculturer les peuples non Han. Cette sinisation plus au moins achevée assure, d’une certaine
manière, la continuité territoriale de l’Etat, sans une présence effective de
son administration. L’exercice d’un pouvoir diffus mais réel à l’encontre des
vassaux fragilise donc la notion de frontière. Par ailleurs, l’empire considère
que le degré d’intégration des confins est susceptible d’évoluer selon les
besoins stratégiques et les rapports de force du moment. La difficulté
historique d’application de la frontière s’illustre particulièrement en Chine
occidentale, où le pouvoir a appliqué une succession de politiques
d’assimilation et de rejet des populations allogènes. La réflexion frontalière
s’impose pourtant progressivement au cours du XIXème siècle, époque au cours de
laquelle la Chine
rentre au contact de l’Occident.[8]
Cette acceptation est difficile car les normes de l’Etat-nation sont étrangères
à la philosophie politique chinoise. En outre, les gages territoriaux imposés
par les « traités inégaux » font du principe frontalier un symbole de
la dignité nationale bafouée. Jusqu’à aujourd’hui, les frontières sont perçues
comme une norme occidentale, qu’il convient de réinterpréter à l’aune de
l’ « étendue de suzeraineté». Ainsi, la vague de revendications
territoriales exprimées par la
Chine depuis les années 1970, son interprétation de la Convention du droit de
la mer et des « biens communs planétaires » (Global commons), témoigne de la relativité accordée par Pékin à
l’intangibilité des frontières maritimes et terrestres.
[1]En mandarin, la Chine se traduit par Zhongguo (Zhong, milieu
et Guo, pays), soit « pays du
milieu ».
[2]Jean-Vincent Brisset, La Chine , une puissance encerclée ? Paris,
Presses universitaires de France, pp.8-9.
[3]Pour une analyse prospective du système monétaire
international, lire Agnès Bénassy-Quéré et Jean Pisani-Ferry, La longue marche
vers un régime monétaire multipolaire, La
lettre du CEPII (centre d’études prospectives et d’informations
internationales), No. 308, 1- février 2011.
[4]Lire à ce sujet le recueil de cours dispensés par
l’auteur, au séminaire de doctorat Paris I. François Joyaux, Géopolitique de l’Extrême-Orient, tomes
1 et 2, Paris, Complexe, 1994.
[5]Philippe Richer, Doctrine chinoise pour le
Tiers-Monde, Politique étrangère,
1965, Vol. 30, pp. 75-97.
[6]Ibid, p. 77.
[7]Yang Jiemian,
“Considerations on the four Groups of Nations and the Particular Features
Present in the Restructuring of International Power”, Xiandai guoji guanxi [Relations internationales contemporaines],
No.4, avril 2010, pp. 28-40.
[8]L’arrivée des Français au Tonkin ou l’installation des
Britanniques à Hong-Kong font des frontières un objet politique, que la Chine doit prendre en compte
dans son jeu diplomatique.
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