Ce
psychologue spécialiste des questions militaires, et lui-même ancien officier
du génie dans l’armée britannique, a écrit, à la fin des années 1970, cet
ouvrage parfois provocateur sur l’incompétence militaire. En effet, il revient
sur un siècle d’erreurs militaires depuis la fin du XIXème siècle et tente
d’analyser ce qui caractérise et réunit les choix des généraux ayant conduit à des échecs
voire à des défaites catastrophiques ou meurtrières. Il se défend d’avoir
rédigé un pamphlet antimilitariste et considère que son initiative met en
lumière les grands chefs de guerre en dénonçant les traits et défauts des plus
incompétents.
Son
analyse apparaît donc très intéressante au travers, notamment, d’une analyse
sociologique et psychologique d’officiers français, britanniques et allemands
qui vont, par leur autoritarisme à outrance, leur aveuglement, leurs
frustrations, parfois leur piètre culture mais aussi leurs angoisses, conduire
à une mort certaine des milliers d’hommes.
Néanmoins,
on pourra regretter un raisonnement qui se concentre uniquement sur la
personnalité des officiers considérés et ne prend pas suffisamment en compte
l’environnement dans lequel agissent les protagonistes. Ainsi, les choix
politiques du moment, la pression des gouvernements sur les forces armées, les
perceptions sociétales de la guerre sont absents de la réflexion. Pourtant,
dans bon nombre des exemples choisis, ces thématiques ont leur importance voire
leur influence. C’est le cas de certaines batailles de la première guerre
mondiale (Chemin des Dames), de la défaite de 1940 (on se souviendra des écrits
de Marc Bloch dans « L’étrange
défaite »), et de Dien Bien
Phu en Indochine.
De
même, les critiques envers la discipline militaire, jugée comme une source
unique de brimade et castratrice de tout esprit d’initiative, est largement exagérée et même caricaturée.
Si certaines contraintes de la vie du soldat méritent probablement d’évoluer
(d’ailleurs aujourd’hui c’est bien le cas dans la plupart des armées
professionnelles), la discipline reste le garant de la cohésion des unités, de
leur aptitude au combat et surtout de leur capacité à faire face à l’épreuve du
feu et à la mort.
Au-delà
de ces observations, le travail de Norman F. Dixon demeure de grande qualité
et, au regard d’exemples plus récents que nous n’évoquerons pas, montre que les
forces armées occidentales sélectionnent encore, jusqu’au plus niveau de
décision, des chefs qui portent en eux un « potentiel risque » important.
Pour
débuter son analyse, l’auteur décrit plusieurs campagnes qui illustrent son
propos. Dans ce cadre, il évoque :
-La
guerre de Crimée avec Lord Raglan qui se désintéresse du sort de ses soldats, ces
derniers mourants de malnutrition et de froid et qui sont envoyés au combat
selon des manœuvres tactiques inopérantes.
-La
guerre franco-prussienne de 1870 où le maréchal Bazaine conduit son armée au
désastre et à l’encerclement par manque de motivation, de goût pour les
responsabilités et d’aptitude à commander.
-La
guerre des Boers où les commandants britanniques, par orgueil et obstination,
sous-estiment leurs adversaires.
-Le
massacre des 4500 soldats d’Elphinstone en Afghanistan lors d’une retraite
faite d’hésitations, d’absence de planification et d’une incapacité à décider.
-La
première guerre mondiale où Français comme Britanniques, au travers de chefs
comme Joffre, Haig ou Nivelle, font preuve d’une incompétence liée à : des
plans jamais modifiés à la lueur des évènements, une volonté tenace de s’en
tenir à l’assaut frontal, un sous-emploi des nouvelles techniques, une
confiance inébranlable dans le bombardement d’artillerie, une tendance pour les
états-majors à écarter ce qui ne cadre pas avec la vision du chef et des
conceptions en vigueur et enfin une acceptation de pertes gigantesques.
-Le
second conflit mondial où des généraux comme Gamelin, Ritchie et même
Montgomery nieront la réalité de la situation, refuseront les indices fournis
par le renseignement, réprimeront tout originalité dans la conception tactique
et ce, pour imposer leur vision des opérations avec autoritarisme et refus
conscient d’accepter les faits (Sedan, Gazala, Arnhem).
-La
défaite de Dien Bien Phû avec le général Navarre qui enferme 15 000 hommes dans
une cuvette indéfendable face à un adversaire supérieur en nombre et bien
équipé.
De
ces exemples, Norman F. Dixon en tire des conclusions d’ordre psychologique
pour décrire l’incompétence militaire. Celle-ci serait le fait de 14 facteurs
identifiés qui caractérisent principalement les « autoritaires » :
-Un
véritable gâchis du matériel humain en opposition avec le principe d’économie
des forces.
-Un
conservatisme foncier et un attachement démesuré à des traditions périmées,
donc une incapacité à tirer les leçons des fautes du passé.
-Une
tendance à ignorer ou à refuser des faits gênants.
-Une
tendance à sous-estimer l’ennemi et à se surestimer soi-même.
-L’indécision
ou la volonté d’abdiquer son rôle de chef.
-Une
persistance obstinée à ne pas changer de cap quand il le faudrait.
-L’incapacité
à exploiter une situation.
-La
volonté de ne pas recueillir tous les renseignements nécessaires.
-Une
prédilection pour l’attaque frontale.
-Une
préférence pour la force, opposée à la ruse.
-L’incapacité
d’exploiter un succès de surprise.
-Une
certaine tendance à blâmer autrui pour ses propres fautes.
-Le
refus de laisser publier les mauvaises nouvelles.
-Une
tendance à s’abriter derrière des phénomènes imprévisibles comme le sort, la
malchance,…
L’étude
s’intéresse également à l’âge des chefs militaires, à leur niveau intellectuel,
leur culture générale, leur origine sociale (sentiment de supériorité de
l’aristocratie par exemple), leur mode de sélection et le mode de
fonctionnement des armées (routine, sujétions,
discipline, poids de la hiérarchie). Tous ces aspects ont clairement,
selon l’auteur, leur influence sur la compétence militaire mais ils ne sont que
des phénomènes aggravants pour les deux principaux maux des plus mauvais
commandants : le besoin de
pontifier (imposer ses propres vérités et certitudes comme des lois
universelles) et la « dissonance
consciente » (refus de revenir sur une décision alors que l’on a
conscience que l’on se trompe). Pour cela les généraux incompétents tendent à
vouloir dominer tout le monde (névrose obsessionnelle) en refusant
l’inquiétude, en éliminant du raisonnement tout élément imprévisible, en
refusant toute spontanéité ou émotion.
En
conclusion, l’ouvrage de Dixon nous entraîne sur une facette des chefs
militaires souvent peu décrite ou approfondie en histoire militaire et ce, dans
le but de mettre le doigt sur ce qui définit les généraux les plus
incompétents. S’il y a eu de larges progrès, au-delà des exemples parfois
caricaturaux du livre, dans la formation et la nomination des officiers en
charge des opérations, il serait néanmoins intéressant de s’interroger sur les
mesures à prendre pour réduire le risque d’incompétence militaire. Aussi,
s’agira-t-il de réfléchir sur le contenu de la formation (culture générale,
histoire, équilibre entre matières littéraires et scientifiques), sur le mode
de sélection des élites (concours, méritocratie, évaluation, avancement), sur
l’influence de la doctrine (place de l’initiative, réflexions tactiques), sur
celle de l’entraînement (réalisme, intensité) mais aussi sur le rôle de
l’équipement dans la perception et la conduite de la bataille (numérisation,
C2, tir à distance, modernisation), sur l’importance du lien entre l’armée et
la Nation (attirance du métier des armes, résilience, soutien) mais aussi sur celui
des militaires avec leur dirigeants politiques (moyens consentis, participation
aux choix stratégiques, renouvellement des chefs aux postes clefs, culture
partagée…).
C’est
donc un chantier à exploiter afin de poursuivre la réflexion et le bon usage
des leçons de l’histoire militaire.
Frédéric
JORDAN
Excellent billet !
RépondreSupprimerVous terminez l’année en beauté : ce sujet me semble le plus intéressant de tous pour la formation de nos élites militaires, du chef de groupe au chef d’état-major. En outre, la critique que vous faites de l’ouvrage de Dixon est fort pertinente.
Deux des facteurs jugés négatifs me semblent toutefois sujets à discussion :
« Une tendance à se surestimer » : Certes, Sun Tzu dit qu’il faut se connaître et connaître l’ennemi, mais l’affrontement des volontés soulignée par Beaufre implique également d’avoir une forte estime de soi-même et une confiance absolue en ses possibilités. Là encore, c’est uniquement le génie qui a raison. Sanctionné par la victoire : à celui qui perd, on reprochera de s’être surestimé ; celui qui gagne se verra en revanche loué d’avoir cru en lui jusqu’au bout.
« Une persistance obstinée à ne pas changer de cap quand il le faudrait » : Cela rejoint la remarque précédente. Il faut vraiment du génie militaire pour être au bon niveau entre girouette contre-productive et roc inébranlable jusque dans l’absurdité. Et là encore, c’est le vainqueur qui écrit l’Histoire.
Pour tout le reste, cela me semble très pertinent et mériterait d’être étudié plus en profondeur dans les écoles militaires.
Je rejoins entièrement votre proposition de réfléchir sur le mode de sélection des élites, car cette démarche serait salvatrice dans le contexte inquiétant de notre société actuelle.
RépondreSupprimerAJ2