Pour Lénine, les guerres sont le reflet des peuples qui les mènent. Dans ce contexte, chacun s’accorde à dire aujourd’hui que les solutions aux conflits asymétriques se trouvent donc dans la capacité à dépasser un mode de pensée militaire occidental. Ce dernier admet en effet que la victoire ou la bataille décisive tient lieu de fin en soi, la supériorité technique et les principes séculaires étant les garants du succès. Pourtant, l’histoire et l’analyse de nombreux auteurs semblent démontrer que la compréhension ou l’influence des facteurs culturels conditionnent souvent le succès et l’échec à l’échelon tactique comme au niveau opératif voire stratégique.
Dans ce cadre, afin de mettre en perspective les opérations contemporaines, il paraît intéressant d’étudier tout d’abord l’influence des sociétés dans l’action du soldat, puis d’étudier comment la prise en compte, par le chef militaire, d’une culture étrangère est déterminante pour la planification d’une opération et, in fine, sur la réussite de sa mission.
Pour de nombreux sociologues, si le matériel et la qualité des hommes sont essentiels à l’efficacité d’une troupe, les « possibilités sociales » du moment sont incontournables pour la légitimité et l’action du soldat sur un théâtre. Aussi, quand François GERE, historien et président de l’IFAS[1], analyse les sociétés « post-belliques » occidentales qui excluent de leur psychologie la violence et la mort, on repense aisément aux conclusions du livre de Marc BLOCH. Ce dernier, dans « L’étrange défaite », justifie la débâcle de 1940 par l’incapacité des penseurs stratégiques français à se démarquer de l’immobilisme et de la paresse intellectuelle propre à la France de l’entre-deux guerres. Dans un autre registre, Gérard CHALIAND, spécialiste de géostratégie affirme dans son ouvrage « Terrorisme et guérillas » qu’historiquement, le succès des luttes insurrectionnelles contre un adversaire étranger aboutit d’autant plus vite que l’adversaire est un Etat démocratique, dont la population, souvent éloignée, se lasse rapidement d’un conflit durable et sans grande visibilité pour elle. Aujourd’hui encore, Jean-Dominique MERCHET, journaliste spécialiste des questions de défense, confirme ce désintérêt national pour les opérations expéditionnaires que ce soient dans son livre « Mourir pour l’Afghanistan » ou sa tribune dans l’hebdomadaire Marianne intitulé « Que fait la France en Afghanistan ? Le débat interdit ? ».
De même, de nombreuses études soulignent que la capacité des guérillas à construire leur action repose sur une analyse détaillée de leur société, de ses rouages, de ses faiblesses, de son histoire et de sa nature. En effet, contrairement aux idées reçues, le combattant révolutionnaire recrute de jeunes combattants plutôt éduqués et instruits, mais souvent marginalisés par les conditions sociales du moment (urbanisation à outrance, chômage, discriminations, corruption,…). Dès lors, on le voit bien, d’Abdel KRIM luttant contre les français dans le Rif marocain dans les années 1930 à l’insurrection afghane, en passant par mai 1940 et la guerre d’Algérie, les facteurs sociaux endogènes influencent la doctrine, la motivation et l’efficacité de celui qui se bat.
Néanmoins, tout au long de l’histoire, le chef militaire, sur le terrain comme au niveau opératif, a toujours pressenti la nécessité de mettre sa culture en parallèle de celle de l’adversaire. Ainsi, la capacité à connaître et à comprendre l’autre, voire à modifier sa culture du combat pour vaincre, demeure-t-elle essentielle pour gagner les batailles. C’est pourquoi, les échecs opérationnels sont souvent liés à une mauvaise appréciation ou une sous-estimation de l’ennemi et de ses modes d’action. D’ailleurs, le général GUILLAUME, dans son livre « Pourquoi l’armée rouge a vaincu ? » met en lumière les erreurs, lors de l’offensive de 1941, de l’armée allemande dans sa gestion de la population ukrainienne. En effet, celle-ci percevait initialement les forces nazies comme une force de libération, mais elle finira par se retourner contre l’occupant du fait des exactions et du désintérêt de Berlin pour les revendications identitaires ukrainiennes. De la même façon, bien plus tôt, les légions romaines, souvent trop confiantes dans l’efficacité de leur organisation tactique, seront défaites par la mobilité des cavaliers Parthes lors de la bataille de Carrhes, puis par le harcèlement des Germains dans la forêt de Teutoburg. En revanche, nombreux sont les exemples où la capacité d’adaptation et le respect de la culture adverse ont conduit au succès d’une opération. Il suffit pour cela de relire les récits de la pacification du Maroc de 1931 à 1934 écrits par le général HURE, commandant le corps expéditionnaire français. Dans ses mémoires, il explique que le respect des commandants rebelles ennemis, la connaissance du terrain, l’usage de troupes supplétives et l’action civilo-militaire des « affaires indigènes » ont permis de remporter la décision, et ce grâce à ce que l’on appellerait aujourd’hui une stratégie d’ « approche globale ». Bien avant, à la fin du 19ème siècle, Charles CALWELL, stratège et historien britannique évoque dans son livre « Petites guerres » une doctrine victorieuse mise en œuvre en contraignant un ennemi, irrégulier et culturellement différent, à combattre selon les règles occidentales, mais aussi en s’en prenant à ce qui est essentiel pour lui, à savoir, sa capitale, ses chefs, ses lieux de culte, ses récoltes, ses troupeaux et ses ressources. Même si cette analyse est discutable à l’heure du droit international et humanitaire et des règles éthiques propres à nos démocraties, elle s’appuie concrètement sur l’action efficace des armées impériales russes détruisant les moissons kirghizes pour s’imposer dans le Caucase ou encore sur les campagnes des « Camel corps » anglais contrôlant les points d’eau du désert égyptien pour vaincre les rebelles soudanais. Néanmoins, CALWELL souligne la nécessité de conduire une violence « froide » pour ne pas acculer l’adversaire au désespoir ou à la vengeance tout en lui montrant notre détermination. Il s’agit donc uniquement de le faire fléchir dans la durée car l’idée d’une bataille décisive n’a aucun sens face aux Boers d’Afrique du sud en 1902 ou aux derviches du Mahdi en 1821. Aujourd’hui comme hier, dans la conduite du combat, la prise en compte du facteur culturel ne peut donc être exclue sous peine d’un échec à court ou moyen terme.
A l’aune du XXIème siècle et des surprises stratégiques à venir, dans un contexte où le monde asiatique et le Moyen-Orient apparaissent comme les nouveaux centres de gravité stratégiques, le chef militaire doit donc, dès la planification ou l’entraînement, prendre en compte la culture, les modes de pensée de son futur adversaire et de l’environnement socio-économique opérationnel. Aussi, s’agit-il d’envisager, en amont de toute intervention, une étude plus poussée, dans les états-majors ou dans les pôles de formation, des ennemis potentiels réels. Pour cela la pédagogie impose d’évacuer des exercices le recours à l’ennemi générique (TTA 106) ou pire encore, aux adversaires fictifs « glaise », « indigo » ou encore « alambarais ». Certes, de prime abord, une telle proposition peut paraître non « politiquement correcte », car ne ménageant pas le consensus diplomatique, mais elle demeure essentielle pour préparer nos armées aux missions et crises à venir. En effet, force est de constater, comme le soulignent de nombreux articles du numéro de décembre 2010 de la RDN[2], que les outils d’anticipation stratégique actuels ainsi que les grilles d’analyse ne sont le reflet que des situations passées et, en aucun cas de celui mouvant et nouveau des conflits attendus pour demain. Il semble par conséquent nécessaire que les écoles de formation, initiales ou supérieures, associent les études géopolitiques et stratégiques de leurs stagiaires ou élèves à des exercices dans lesquels l’ennemi corresponde à des foyers de tension latents ou à des armées étrangères potentiellement dangereuses dans des zones géographiques identifiées. Pourquoi donc ne pas envisager, à l’Ecole de Guerre par exemple, la planification d’une action de stabilisation dans le Sahel face à AQMI[3], un conflit de haute intensité dans la péninsule coréenne ou une opération amphibie près des îles Spratley ou Paracels. Cette évolution pourrait s’inscrire dans la démarche d’étude de potentielles « surprises stratégiques » prônée par le ministre de la Défense en janvier 2011 lors du baptême de la 18ème promotion de l’Ecole de guerre.
Dans un autre registre, plus doctrinale cette fois, il y a probablement matière à discuter la pérennité de la COIN[4] et de l’idée qu’il faille, dans les conflits asymétriques, gagner « les cœurs et les esprits » pour vaincre l’insurrection. Pour démontrer ce point de vue, rappelons que nos opérations s’inscrivent de plus en plus dans un temps politique court et exigeant où la pression de l’opinion publique impose des résultats rapides et concrets mais aussi visibles sur le spectre du « zapping » médiatique des sociétés occidentales. L’étude des facteurs culturels d’un théâtre d’opération pourrait donc être réorientée vers la recherche des points faibles socioculturels des belligérants (ressources, croyances, chefs…) propres à contraindre les parties prenantes par des actions de vive force (« targeted killings », contrôle de l’approvisionnement et des communications, bombardements des zones refuge, restriction de la liberté de circulation, fichiers génétiques…) dans une logique d’imposition de la sécurité au travers des principes de « foudroyance » et d’« incertitude »[5]. Cet effort, inscrit dans un cadre espace-temps planifié d’emblée (six mois à un an maximum), apparaît clairement comme la condition exigée pour déployer les actions de reconstruction prônées par l’« approche globale ». Ainsi, « la manœuvre par la lassitude », décrite par le général BEAUFFRE[6] comme l’outil principal des guérillas depuis Mao TSE TUNG, ne peut se mettre en place pour saper la motivation, l’image et le bilan de la force engagée. Néanmoins, une telle orientation stratégique pourrait apparaître éthiquement voire juridiquement inacceptable pour un certain nombre d’Etats qui doivent donc revenir aux fondamentaux de l’ère colonial et accepter la mise en place durable de forces armées dans des pays lointains. Le professeur COUTAU-BEGARIE estime à ce titre que les vrais spécialistes de la guerre asymétrique étaient, par exemple, les unités britanniques des Indes dont les soldats passaient près de 15 ans outre-mer avant de revenir au Royaume-Uni, se fondant ainsi dans la population locale, apprenant les rites et coutumes, tissant des liens et des réseaux pour enfin être acceptés par les « indigènes ». Un tel investissement militaire paraît aujourd’hui assez peu envisageable pour des dirigeants européens déjà frileux à l’idée d’envoyer des corps expéditionnaires en Afghanistan. Les choix stratégiques exigent dès lors, effectivement, la définition claire d’orientations politiques et d’effets finaux recherchés pour adopter la doctrine appropriée aux engagements militaires futures.
Pour conclure, le soldat sur le terrain est indissociable de son contexte socioculturel. Ce dernier conditionne d’abord son aptitude à légitimer son action et à la mener, sur le long terme, dans une perspective de succès. De même, la guerre ne peut exclure la connaissance parfaite de l’environnement, des ennemis, des populations et de leur culture. Celle-ci constitue une source de nouveaux modes d’action et un formidable moyen d’adapter et de faire évoluer nos propres concepts tactiques afin d’obtenir l’effet majeur recherché. Considérer nos modèles et nos convictions comme universels risquerait fort de nous coûter la victoire et de décrédibiliser les opérations expéditionnaires menées actuellement par les armées occidentales. La redécouverte des écrits des officiers français comme David GALULA et Roger TRINQUIER sur la contre-insurrection, les stratégies initiées par les généraux américains Mac CHRYSTAL et PETRAEUS pour l’Irak et l’Afghanistan sont peut-être les prémices d’un renouveau de cette prise en compte du facteur culturel dans la guerre. Néanmoins, ils ne doivent pas être vus comme les recettes miracles dans la résolution des crises à venir. Celles-ci exigent de connaître « l’autre », ses forces et faiblesses, non pas pour essayer en vain de gagner sa confiance, mais pour repenser nos actions militaires ainsi que les objectifs à cibler pour imposer la sécurité et prendre l’initiative. Dans ce cadre, le temps à consacrer aux opérations, les buts politiques et notre capacité d’investissement à long terme sur un théâtre extérieur doivent être définis avec rigueur.
En outre, il serait intéressant d’envisager le rôle des facteurs culturels pour les acteurs qui prennent part au développement des nouveaux champs de bataille ouverts par la « cyber sécurité » et la globalisation.
Article publié initialement par Frédéric Jordan sur le site du magazine DSI le 03 juin 2011.
[1] Institut Français d’Analyse Stratégique.
[2] Revue de la Défense Nationale.
[3] Al Qaida au pays du Maghreb Islamique.
[4] Doctrine de contre-insurrection.
[5] Principes stratégiques retenus par l’amiral LABOUERIE.
[6] « Introduction à la stratégie ».
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