Voici le premier article de notre nouvelle thématique avec un article sur un stratège innocent que j'ai publié il y a deux jours sur le blog de "l'Alliance géostratégique".
Camille
Rougeron aura connu deux guerres mondiales et, jusqu’à sa mort en 1980,
réfléchira et écrira sur les questions de stratégie, de tactique ou d’armement.
Polytechnicien brillant, il apparaît, par ses analyses iconoclastes, comme un
visionnaire mais surtout comme un homme qui refuse le conformisme des idées
militaires des époques qu’il traverse. Raymond Aron, qui préfacera quelques-uns
de ses écrits, considère pour sa part que : « Nul n’est plus expert que M. Camille
ROUGERON dans l’art de battre en brèche les idées reçues, de remettre en cause
les évidences ou les prétendues évidences ». C’est peut-être une des
raisons qui explique pourquoi, malgré une œuvre prodigieuse (plusieurs
ouvrages, des centaines de publications, des articles ou des chroniques dans de
grands quotidiens comme « L’illustration »
ou « Le Monde »), ce
penseur de la guerre n’a que rarement été entendu pour faire évoluer les outils
ou les modes d’action de l’outil militaire français, que ce soient dans les
années 1930 comme en pleine guerre Froide. Peu étudié, seule une professeure d’histoire,
Claude Abzac-Epezy, s’est saisie de cette personnalité hors du commun.
Aussi,
alors que le nouveau Livre blanc de la Défense et de la Sécurité nationale est
annoncé dans les semaines à venir, mais également au moment où les adversaires
potentiels, aux contours protéiformes, font preuve d’une réactivité fulgurante
sur des théâtres d’opération aux échelles démesurées, il m’est apparu
intéressant de revenir sur les idées de ce stratège méconnu mais qui aurait été
probablement inspiré par le contexte militaire contemporain.
Camille
Rougeron entre à l’école Polytechnique en 1911 puis sert comme lieutenant du
génie pendant la première guerre mondiale, conflit qui verra s’affirmer ses
idées sur la nécessité d’obtenir la supériorité par l’armement. En 1918, il
devient ingénieur maritime pour le ministère de la guerre, en particulier afin
de participer à la conception des fleurons de la flotte française. Mais, déjà,
il est très critique sur les choix techniques de la marine, considérant que les
navires de guerre au mouillage sont vulnérables aux attaques aériennes, comme
d’ailleurs en feront l’amère expérience, quelques années plus tard, les
bâtiments italiens à Tarente ou américains à Pearl Harbour. Il demande alors à
rejoindre le ministère de l’air et écrit, en 1936, un livre « L’aviation de bombardement » qui
sera traduit en 3 langues et fera de lui un auteur proche des doctrines
défendues par Douhet ou Mitchell. Il défend, en particulier, l’action des
avions d’assaut en s’appuyant sur les enseignements de la guerre d’Espagne ou la
nécessité des canons anti-aériens, alors peu développés en France. Se heurtant
à l’incompréhension de l’institution militaire et désabusé par les rivalités de
l’industrie de l’armement, il devient civil en 1938 puis rejoint l’Algérie
après la défaite de 1940. Il y retrouvera le général De Gaulle qu’il a connu
par l’intermédiaire de leur éditeur commun, Berger-Levrault, et dans le groupe
de réflexion du colonel MAYER avant-guerre. Après 1945, il reprend son travail
de recherche ainsi que ses publications diverses, à l’image de sa chronique
quotidienne sur les questions militaires dans le journal « Le Monde ». Il devient conférencier
pour l’Ecole supérieure de guerre ou pour l’IHEDN au sein desquels son livre
« La prochaine guerre »
fait l’objet d’un grand intérêt dans les armées sans malheureusement dépasser
ce cercle fermé. Il renonce à l’enseignement devant les critiques des
spécialistes qui ne partagent pas ses analyses. Ces dernières remettent en
effet en cause les dogmes de la seconde guerre mondiale (bombardements stratégiques,
actions mécanisées..., qui fondent la
doctrine de l’OTAN), la conduite du conflit en Corée et condamne surtout la
stratégie de dissuasion française portée par les célèbres généraux Gallois,
Ailleret, Beaufre ou Poirier.
Sa
pensée stratégique repose, quant à elle, sur deux principes, lui qui refuse la
notion de doctrine, synonyme d’immobilisme à ses yeux.
Le
premier de ces principes se nomme
« saturation-adaptation ».
En s’appuyant sur de riches exemples historiques, Rougeron démontre que toute tactique atteint
rapidement son niveau de saturation face à l’adaptation d’un ennemi. Il
développe sa théorie en l’illustrant par la réactivité imaginative et efficace des
troupes nord-coréennes ou chinoises victimes de la supériorité aérienne américaine
entre 1950 et 1953. Il souhaite un outil militaire adaptable, capable de
changer rapidement ses modes d’action et doté d’un armement polyvalent mais
aussi évolutif. Cette approche est à l’époque en totale opposition au
développement des armements lourds et coûteux (souvent vulnérables devant des
équipements plus légers et moins chers). Il dénonce d’ailleurs les rivalités
entre armées ainsi que la surenchère financière et technique du complexe
militaro-industriel des années 1960-1970 : « le char et l’obusier ont cessé d’être jugés à leur rôle militaire et ne
sont plus que des prétextes à occuper une main d’œuvre menacée de chômage ou à
soutenir une économie défaillante ».
Son
second principe repose sur une vision économique de la guerre dans laquelle la
victoire s’obtient par le rendement optimal des armes et de la tactique :
« dans un conflit, le but est
d’appauvrir l’adversaire jusqu’à ce qu’il s’essouffle et se rende ».
Avant même les conflits dits asymétriques, il a compris qu’une force plus
faible pourrait, par la guérilla par exemple, imposer à son adversaire un mode
de combat coûteux qui, sur le long terme, conduirait à l’échec. Il propose donc
comme parade le développement d’une réflexion sur des techniques et des
tactiques novatrices pour surprendre le camp adverse ou préparer l’engagement
des forces en temps contraint. C’est le cas de sa « manœuvre sur réseau de places » qui n’est pas sans rappeler le
rideau des forteresses de Vauban enrichie par la plus-value aérienne.
Pour
conclure, il apparaît nécessaire de saluer le travail et la richesse de la
pensée de Camille Rougeron. Ce stratège aura, toute sa vie, fait figure de
trouble-fête et n’a pas su mettre en avant sa pensée militaire pour influencer suffisamment
ses contemporains, en particulier par des commentaires par trop agressifs sur
les théories en vigueur. Cet anticonformiste, jugé quelque fois confus dans ses
écrits, mérite néanmoins d’être relu avec attention et peut-être d’inspirer une
réflexion tactico-stratégique qui sortirait des sentiers battus pour gérer les
conflits de demain avec un outil de combat repensé et capable de s’adapter
rapidement aux évolutions les plus inattendues.
Frédéric
JORDAN
Bonsoir,
RépondreSupprimerMerci pour cet article, qui m'a donné l'envie d'acheter "La prochaine guerre" pour découvrir ce penseur militaire que je ne connaissais pas.
Et dans le genre iconoclaste, je vous conseille "L'essai sur la non-bataille" de Guy Brossollet, paru aux éditions Belin en 1975. Alors officier d'active et breveté, cet ouvrage à valu à son auteur quelques ennuis avec sa hiérarchie...
Bien à vous
LCL(R) Luc BECKER
Salut.
RépondreSupprimerEn traduisant un texte, l'expression "bombe soufflante" m'a paru tellement difficile à franchir à cause de la presque inexistence d'une definition pour ce mot. Comme que au hasard, j'ai trouvé cet immense stratégiste, Camille Rougeron. On dit qu'il a écrit, en 1934, un texte sur ce type de bombe "La bombe soufflante". Je vous demande donc, pour être sûr de cette information: c'est vrai que Rougeron a ecrit ce texte? Quelle serait la definition qu'il donnait aux bombes soufflantes? Merci bien!
Bonjour,
SupprimerIl est vrai que Rougeron a évoqué en 1936 dans son ouvrage "Pour une aviation de bombardement " la bombe soufflante. Il y voit des bombes aériennes très puissantes capables, par leur effet de souffle de paralyser les infrastructures ou les concentrations de forces d'un adversaire. Néanmoins, après la guerre, il rédige plusieurs articles sous le titre " Vers une doctrine aérienne" dans lesquels il se dit déçu par ces bombes qui se sont révélées incapables de détruire, en particulier, les usines d'armement allemandes. Il défend alors l'idée de bombes à faible teneur en explosifs mais créant de gros éclats capables d'endommager canons, machines ou structures de manière définitive.
Cordialement
Je vous remercie par votre éclairissante riposte. En ne m'appuyant que dans ce texte que j'ai traduit, et en oubliant mon ignorance á propos du développement des armements pendant le vingtième, je pense qu'il aura fallu à Rougeron d'avoir vu la guerre du Golfe, les États-Unis ayant testé un type de bombe capable de mettre à terre tout, les bombes termobariques, Fuel Air Explosive.
SupprimerÀ bientôt.