Ce nouvel article d’une série initiée
depuis une dizaine de jours, consacré aux forces soviétiques, à leurs
doctrines, leurs modes d’action tactiques et leur perception du combat, nous
permet de découvrir, qu’en 1991, malgré l’effondrement progressif de l’URSS,
l’armée Rouge continue sa réflexion sur l’art de la guerre.
Face aux enjeux polémologiques
que Moscou perçoit à la fin du XXème
siècle, son état-major considère inévitable la fin du combat linéaire et
l’avènement rapide du « combat zonal
dispersé » défini aujourd’hui par les Occidentaux comme le combat
lacunaire. Ce constat visionnaire issu d’une armée en faillite et ce, à
l’époque de la rédaction des documents doctrinaux dont il est question,
souligne la richesse de la pensée militaire soviétique.
Nous verrons donc qu’au-delà
d’une analyse claire des évolutions tactiques futures, l’armée Rouge
conceptualise un nouvel emploi de ses unités interarmes ainsi que le rôle des
appuis, tout en réfléchissant à une modélisation scientifique et mathématique
des opérations.
1-Le constat
Au début des années 1990,
l’état-major général soviétique estime que l’impact des armes de haute
précision mais aussi les évolutions de la « RMA » (révolution dans les affaires militaires) provoqueront
sur le champ de bataille une confrontation très destructive, sur un rythme
élevé et dans un cadre espace-temps non linéaire. Il est également conscient,
de par sa culture opérative ancienne, qu’il faut, plutôt que de parler de
ligne de contact, évoquer des termes tels que les zones de combat sans « havre de paix » ni d’arrière
éloigné. L’Afghanistan a fourni à l’armée Rouge une expérience de guerre sans
front nécessitant l’emploi de brigades et de bataillons autonomes.
La supériorité est sensée provenir
d’une action offensive sur plusieurs axes alliant puissance de feu, mobilité et
surprise. Celle-ci, combinée avec de puissantes frappes aériennes et
d’artillerie, permettra de projeter des unités d’assaut par air et des forces
spéciales dans la profondeur du territoire adverse en se couvrant sur les
flancs par des feux à longue portée. De la même façon, l’engagement d’unités
aéromobiles (hélicoptères) sera essentiel dans l’attrition des réserves et des
bases logistiques ennemies.
Les Soviétiques développent alors
les groupements tactiques interarmes (la norme à l’époque actuelle) de niveau
bataillon afin de manœuvrer dans les intervalles et de concentrer les effets ou
les efforts nécessaires au combat de rencontre. Ainsi, les véhicules de combat
d’infanterie (BMP3) sans leur infanterie
portée sont utilisés au sein de « groupes
blindés » (pion de manœuvre supplémentaire) comme canons d’assaut ou
chars légers.
Concernant les appuis, sont créés
des groupes anti-char aériens/hélicoptères, des reconnaissances intégrant des
moyens feux conséquents mais aussi une artillerie plus décentralisée (et
surtout moins planifiée dans son emploi). La logistique voit également ses
structures se transformer avec un emploi accru du recomplétement par voie
aérienne.
Au final, ces groupements
tactiques disposent de plusieurs compagnies interarmes (infanterie et chars),
d’une batterie d’artillerie, d’armes anti-char, d’une batterie (ou une section)
antiaérienne et d’une unité de génie.
2-Le nouveau déploiement privilégié : le dispositif en trèfle
et en nid d’abeille
Le croquis ci-dessous illustre le
concept soviétique de « trèfle »
(à trois ou 4 branches) du niveau section au niveau bataillonnaire dont la
configuration permet de tirer en concentrant les feux sur un ennemi approchant
sur n’importe quelle direction. De fait, 3 compagnies en « trèfle » constituent une structure en nid d’abeille.
Cette formule tactique offre une capacité de tir tous azimuts concentrée (9 à
10 chars tirant sur une cible), des délais réduits pour aménager les positions
défensives du bataillon ainsi qu’un meilleur camouflage et une protection
accrue contre les frappes dites de précision.
Néanmoins, certaines critiques
font état de défauts importants pour ce dispositif car ce gabarit ne prend pas
en compte la mission, le terrain ou le mode d’action ennemie. D’autres évoquent
la possibilité de repérer ces « trèfles »
puis de l’attaquer par l’extrémité d’une branche afin de le réduire pièce par
pièce. C’est pour cette raison que des officiers préconisent l’emploi d’un « trèfle » à 4 feuilles.
Dans le but de coordonner cette
formation tout en préservant les moyens de commandement, les Soviétiques
établissent 3 PC géographiquement séparés. D’abord le GK (groupe du commandant) avec le chef du groupement, son chef
d’état-major et l’officier transmissions. Le TSUBD ou centre de commandement des opérations de combat comprenant
l’adjoint du bataillon, le chef de l’artillerie, le chef de section sol-air, le
chef de section du génie et le contrôleur aérien avancé. Enfin le TPU avec un adjoint pour l’arrière,
l’officier système d’armes et le chef de section des moyens de soutien.
3-La modélisation mathématique de la tactique
Les forces de l’URSS accordent un
grand crédit à la modélisation mathématique des opérations et imposent aux
groupements 43 calculs tactiques et l’usage de nombreux abaques dans la conception de la manœuvre. Ceci a pour
objectif d’affiner les délais, les tonnages, les taux de consommation, les taux
d’exposition, l’optimisation des activités et l’efficacité de telle ou telle
opération. Cette méthode procure au chef une meilleure perception de la
manœuvre et de vérifier les chances de succès, de déterminer les pertes comme
de définir le rythme et l’amplitude des mouvements.
Des facteurs sont établis en
relation avec la puissance de feu, la portée, la vitesse ou la mobilité,
l’ensemble pouvant être pondéré par des coefficients extraits du terrain, de la
météorologie, du moral, de l’entraînement, du type de combat, des feux d’artillerie
ou de la fatigue des combattants.
Un exemple de ce processus
scientifique apparaît plus clairement dans la formule cherchant à déterminer la
profondeur que peut atteindre une unité
P = Ca [Ua(1-Ra)-(1-Rac)] .Ld.Pd / Cd [Ud(1-Rd)-(1-Rdc)] .La.K
-Ca et Cd sont les capacités de combat des unités d’attaque et de
défense.
-Ra et Rd sont les pertes attendues (en pourcentage).
-Rac et Rdc sont les pertes critiques au-delà desquelles les unités
perdent leur capacité de mener un combat coordonné.
-La est la largeur d’attaque en km.
-Ld et Pd sont les largeur et profondeur de la défense en km.
-Ua et Ud sont les pourcentages de personnel du TUEM armant chaque
parti exprimé en décimales.
-K est le coefficient de capacité de combat de l’unité défensive.
Avec des chiffres réels on
obtient
P = 150 [1,0(1-0,1)-(1-0,5)]
.8.10 / 194
[0,85(1-0,4)-(1-0,7)] .5.2,5 soit 9,5 km .
Le résultat est cohérent même s'il paraît très théorique.
Pour conclure, il est intéressant
de constater que l’armée Rouge, malgré ses difficultés endogènes au début des
années 1990, anticipe finement les besoins du champ de bataille futur en
adaptant ses structures et sa tactique aux exigences du combat lacunaire. Cherchant à renouer avec la mobilité mais aussi la concentration des efforts
(plus que des moyens) tout comme des appuis employés de manière plus
décentralisée, les Soviétiques imaginent un dispositif en « trèfle » et en nid d’abeille
capable de faire face à une menace devenue omnidirectionnelle et au bénéfice
d’une manœuvre dans la profondeur. Cette réflexion s’accompagne d’une
élaboration des opérations empruntes d’un intérêt excessif pour la modélisation de la guerre même si les
abaques et les formules apportent au chef interarmes des critères de décision
ou de confrontation concrets dans la conception de ses modes d’action.
Il s’agit maintenant de savoir si
la mise en pratique de cette doctrine a été efficace dans l’engagement des
forces soviétiques puis russes entre 1990 et aujourd’hui sur des théâtres aussi
divers que le Caucase, les Balkans ou la Géorgie.
Frédéric Jordan
Images : site armée rouge.com
Article vraiment intéressant
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