Il y a quelques semaines, lors d’un café-débat U 235, nous avions eu la chance d’écouter Corentin Brustlein[1], l’un des auteurs de l’ouvrage « La suprématie aérienne en péril -menaces et contre-stratégies à l’horizon 2030 ». Remarquablement documenté et riche de nombreuses références, cet ouvrage ouvre de nombreuses lignes de réflexion quant à l’emploi des forces armées conventionnelles occidentales à l’aune de l’émergence d’adversaires aux modes d’action innovants et efficaces. Les auteurs rappellent l’importance de l’arme aérienne depuis la fin de la Guerre Froide comme multiplicateur de puissance dans la gestion des crises. Malheureusement, « les contraintes politiques et l’adoption d’un modèle de projection fondé sur l’empreinte légère » ont rendu les forces au sol, ou les dirigeants, dépendants de la maîtrise du ciel. Aussi, si des ennemis potentiels venaient à contester cette suprématie grâce à de nouvelles stratégies ou certains progrès technologiques, l'Occident perdrait sa liberté d'action et son avantage sur les théâtres d'opérations.
L’idée maîtresse du livre apparaît dès l’introduction : « Le coût de développement de
stratégies aériennes offensives reste excessivement élevé, et pour l’heure
inaccessible à la plupart des adversaires potentiels de l’Occident. En
revanche, il apparaît de plus en plus clairement que des stratégies fondées sur
des systèmes défensifs performants peuvent, sinon mettre en échec, du moins
peser lourdement sur les moyens aériens occidentaux au point d’élever le coût
de leur emploi au-dessus de l’acceptable – a fortiori dans un contexte
budgétairement et politiquement contraint. »
La première partie de l'étude est principalement historique et
cherche à montrer les fondements de la puissance aérienne ainsi que les
efforts, notamment au cours du XXème siècle, pour l’affaiblir et ce, de la naissance de la
défense anti-aérienne (1914-1945) aux missiles SAM sol-air de la guerre du
Vietnam ou du Kippour. Plus récemment, les campagnes dans les Balkans (Kosovo) ou au
Moyen Orient ont démontré l’émergence de parades plus ou moins passives
(camouflage, leurres, systèmes de défense aériens intégrés,…).
Aujourd’hui, l’asymétrie entre les
belligérants apparaît principalement dans le déséquilibre des enjeux, les
Occidentaux ayant une faible acceptation des pertes ou de l’échec sur le temps
long. De même, avec la diffusion des technologies de pointe comme, par exemple,
les radars à balayage électronique (capables de détecter les plateformes à
faible SER), les missiles balistiques ou de croisière, il apparaît que la prise d’initiative,
comme la liberté d’action des armées modernes sur un ennemi, devient plus
délicate. La menace potentielle connaît une évolution capacitaire importante
avec l’émergence de flottes d’intercepteurs modernes, le développement de
moyens d’acquisition avancée, de modes d’action sol-air et d’attaques des
infrastructures C2[2]
ainsi que des contestations asymétriques variées et violentes.
Les Occidentaux doivent pour leur part
se projeter loin de leurs bases pour intervenir et déployer des vecteurs à
haute valeur ajoutée comme des ravitailleurs ou des AWACS[3]. Le
défenseur peut, de son côté, mettre à mal les missions SEAD[4] en
disposant de systèmes modernes russes ou chinois tels les batteries S400 ou des radars de
type Orion/Vega. Ces effecteurs sont en effet plus résilients et performants en
termes de portée, de vitesse/cinématique, de guidage terminal,
d’autoprotection, de mobilité et de camouflage. Les cyberattaques permettent
également de fragiliser l’arme aérienne, en particulier les aéronefs non pilotés
(drones) et de fragiliser les moyens de commandement et d’information. Au sol,
les bases aériennes deviennent des cibles privilégiées pour imposer à
l’assaillant de s’éloigner du cœur des opérations et ainsi de consacrer
davantage d’énergie dans les phases de transit plutôt qu’au-dessus du champ de bataille.
Fort de ce constat, l’ouvrage définit cinq
types de contre-stratégies à la suprématie aérienne dans les deux décennies à
venir qui peuvent être combinées au besoin, ou dans le temps :
-La
défensive pure et la stratégie du hérisson.
Il s’agit d’une guerre de siège pour le
défenseur avec « des places fortes » minimisant l’effet du feu
adverse par le durcissement des infrastructures, une défense passive efficace
et un SDAI[5]
performant. L’EFR[6]
est la conservation du statu quo
(invraisemblance de la victoire pour le défenseur et coût trop élevé de la victoire
pour l’attaquant), les limites, le risque de passivité ou d’escalade.
-Le
déni d’accès.
A vocation défensive, il vise à
perturber ou décourager une opération de projection de forces, y compris en
s’attaquant aux moyens spatiaux et au champ des perceptions.
-La
stratégie de résistance rustique globale.
Elle est spécifiquement développée par
des adversaires irréguliers ou hybrides. L’effort est porté sur les asymétries
morales, politiques, stratégiques et tactiques (décloisonnement des théâtres,
guerre limitée, terrorisme, moyens de défense sol-air très basse altitude,…).
-La
stratégie de désancturaisation.
Il s’agit d’un déni d’accès pris en
amont avec anticipation et dans une posture offensive (agir avant l’attaquant,
prendre l’initiative) jusqu’à atteindre la limite de l’escalade.
-La
stratégie de l’aveuglement et de la sidération.
Il s’agit d’une stratégie de conflit
prolongé mettant l’accent sur la lutte informationnelle.
Face à ces stratégies, les auteurs se
proposent de mettre en œuvre des investissements novateurs, y compris à moindre coût,
dans les forces aériennes occidentales. Pour cela il faut maintenir « la
qualité en quantité » (les Etats-Unis considèrent que 3200 avions de
combat restent un seuil y compris avec des aéronefs de 6ème
génération de type F22 ou F35), de relancer le développement de moyens de
brouillage offensif et de maintenir le niveau tactique des pilotes
(entraînement et exercices réalistes ou SEAD à la française selon des postures
de vol particulières). Il s’agit également de renforcer les capacités de frappe
dans la profondeur, de diversifier le nombre et le type de bases tout en les
durcissant (dispositif anti-missiles, hangars sécurisés, protection au sol
élargie,…). Enfin, l’emploi de drones, la sécurité des moyens de commandement
et d’information (C4ISR) et la doctrine d’emploi (limites de l’Air Sea Battle ou du modèle afghan) sont les chantiers qu’il convient de
rapidement lancer pour que l’Occident ne soit pas endigué dans les guerres à
venir.
Un ouvrage à ne pas manquer pour mieux appréhender les problématiques de la polémologie moderne.
[2] Command and control.
[3] Radars aéroportés.
[4] Suppression of Air Defense
[5] Système de défense aérienne
intégré.
[6] Etat final recherché.
De mon point de vue de spécialiste de "défense sol/air" cette problématique de la "suprématie aérienne en peril " doit être reprise prendre en compte rapidement par nos responsables nationaux, malgré les restrictions budgétaires, afin de mettre notre nation à l'abri d'une menace aérienne toujours présente. Aj1.
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