Suite de notre article consacré à l'imagination opérationnelle.
Il
a donc fallu dépoussiérer certains enseignements du passé et réintroduire des
doctrines comme la contre-insurrection en relisant des écrivains militaires (parfois
diabolisés) de la génération des Trinquier ou Galula mais aussi en rédigeant
des manuels de contre-rébellion (FT13). La seconde guerre d’Irak et
l’intervention en Afghanistan ont initié à l’OTAN ainsi que chez nos alliés américains
et britanniques de grandes évolutions doctrinales et de nombreux documents
attestant des diverses expérimentations opérationnelles opérées par des
généraux comme Petraus et Mac Chrystal.
Même
au niveau politique, certains échecs ou revers ont incité les Etats à faire
leur propre introspection quant à la capacité de leurs soldats à faire face aux
conflits dits asymétriques. Ce fut le cas en Israël avec la commission Winograd
en 2007, en France après l’embuscade d’Uzbeen en 2008 ou la projection d’un Surge américain en Irak.
Le
retour d’expérience (RETEX) et la recherche opérationnelle ont fait de
nouvelles émules avec la multiplication de publications et autres colloques revenant
sur les combats du Vietnam dans les années 1970, les troupes auxiliaires des
montagnes d’Indochine, la pensée de Lyautey ou l’intervention britannique en
Malaisie de 1952 à 1954… Un vocabulaire ignoré pendant la Guerre froide a refait
surface avec les notions de villages stratégiques, de guerre psychologique,
d’assistance militaire opérationnelle, de forces partenaires, d’approche
globale et de règles d’engagement.
Forts
de ces constats, les corps expéditionnaires ont fait évoluer leur entraînement,
leurs structures et leurs engagements afin d’être les plus efficaces possibles
sur une période de plus en plus contrainte et avec des agendas politiques pas
toujours synchronisés avec le tempo de conflits s’inscrivant toujours sur le
temps long.
Ainsi,
la formation des officiers supérieurs a d’ores et déjà renoué avec les études
historiques sur le terrain alors que les unités se sont attachées à comprendre
l’histoire et le contexte culturel des régions dans lesquelles elles allaient
intervenir. En appui de la Force déployée, les actions civilo-militaires sont
généralisées, des opérations d’influence mises en œuvre, les forces spéciales
engagées en complément des troupes conventionnelles, des détachements ad hoc formés pour s’adapter au milieu
(renforts cynophiles, génie spécialisé, contrôleurs air avancés, guerre
électronique,…). L’accent est mis sur le renseignement et la mobilité (aéromobile en particulier) et sur la
puissance de feu au moment du contact (appuis artillerie, avions,
hélicoptères). De même, les modes d’action, au niveau tactique, cherchent à
retrouver l’efficacité d’antan avec des nomadisations, des points d’appui, des
infiltrations nocturnes et quelques actions de déception afin, par exemple de
surprendre un ennemi dans une vallée afghane ou un trafiquant sur un col
sahélien.
Malheureusement
cet effort anticonformiste est fragilisée par l’illusion de la supériorité
technologique et la crainte de pertes importantes. En effet, les troupes
projetées sont bien souvent enfermées dans des camps devenues des forteresses
modernes et sont des cibles faciles pour des combattants irréguliers lors des
convois logistiques et autres patrouilles menées par des colonnes de blindés.
Ces derniers sont de plus en plus protégés, bardés de brouilleurs et roulent à
de faibles vitesses pour reconnaître les axes piégés ou zones compartimentées
(zone verte afghane associant villages et végétation dense), s’assurer du
soutien aérien et franchir des obstacles naturels souvent extrêmes (montagnes,
déserts, tempêtes de sable, neige,…). Ce n’est plus la manœuvre qui compte mais
le risque consenti, la proximité d’un avion de combat pour mener un CAS[1],
le temps nécessaire pour assurer une évacuation sanitaire par hélicoptère, la
disponibilité des liaisons satellitaires vers le PC opératif puis la capacité à
rompre le contact pour rejoindre une zone sanctuarisée. Le lien avec les
populations se distend, le temps utile sur le terrain se réduit, les
contraintes avec les forces locales s’amplifient, les échelles des zones
d’action à couvrir sont vertigineuses et chaque soldat tué fragilise un peu
plus la légitimité de l’engagement.
En
parallèle, les adversaires exploitent nos vulnérabilités, s’adaptent à nos
moyens et nos capacités. Ils recherchent le harcèlement, esquivent nos
opérations d’envergure, s’accrochent au terrain quand ils sont localement en supériorité
et se fondent dans le tissu humain avant de réapparaître la nuit ou à la faveur
de notre absence. Nos atouts techniques finissent par ne plus avoir les effets
escomptés comme les « show of force[2] »
des avions et la surveillance ou les frappes de drones (boucliers humains,
leurres, abris). Le combattant irrégulier est souvent plus mobile que nos
soldats chargés de munitions et de protections balistiques et peut parfois
utiliser à son compte des armements sophistiqués (missiles anti-char, Manpads[3],
lunettes de vision nocturne) pour prendre l’ascendant et causer des morts et
des blessés.
Aussi,
même si certains chefs parviennent à revenir aux fondamentaux tactiques sur des
opérations ou missions marginales, provoquant la surprise, la prise d’ascendant
ou en favorisant la subsidiarité source d’initiative et de saisie
d’opportunités, la doctrine occidentale, appliquée à la lettre, reste un livre
ouvert facile à appréhender par des groupes armés malveillants et protéiformes.
Favoriser l’imagination tactique par une culture
militaire rénovée et par des principes clairement identifiés
Le
seul remède à cette approche conventionnelle des opérations semble se situer
dans une meilleure culture militaire avec la lecture, certes imposée, mais
surtout l’assimilation de l’histoire militaire dans toutes ses facettes.
Celle-ci comporte les enseignements de plus d’un millier de batailles
répertoriées, ceux de campagnes diverses, les théories et écrits de penseurs
militaires, de stratèges, d’officiers et même de civils. Cela comprend bien
évidemment les extraits des retours d’expérience plus ou moins récents voire
des études plus contemporaines venues du monde entier (pays asiatiques,
Amérique du Sud, OTAN, …).
La
recherche doctrinale doit également s’évertuer à bousculer les habitudes en
proposant, par exemple, un processus de planification différent des documents
anglo-saxons (COPD, GOP,…), une nouvelle forme de « Maskirovka [4]»
à la française pour surprendre et dissimuler, un maillage tactique du terrain
plus mobile et plus décentralisé loin des postes fixes, l’emploi à contrario de
matériels lourds en contrôle de zone (chars de combat), des unités plus légères
(mais non spéciales) capables d’agir dans la profondeur pendant des durées plus
longues et même des capacités de renseignement moins centralisées au côté des
unités au sol. En outre, les postes de commandement (y compris opératifs)
doivent retrouver leur indépendance vis-à-vis des échelons stratégiques et être
capables de se déplacer en permanence pour être au plus près de l’action ou de
la zone d’effort.
Ce
processus doit pouvoir compter sur un réinvestissement majeur dans l’histoire
militaire et la tactique générale, à tous les échelons de la formation des
cadres, depuis l’instruction initiale jusqu’aux centres d’entraînement, en
passant par les enseignements militaires supérieurs. Les conflits doivent être
étudiés, décortiqués, en salle comme sur le terrain, les théoriciens ou
praticiens connus parfaitement comme Sun Tzu, Végece, César, Du Gesclin, Folard,
Guibert, Machiavel mais aussi Condé, Malborough, Napoléon, Clausewitz, Ardant
du Picq, Lee, Foch, Galliéni, Toukhatchevski, Patton, Lewal, Lidell Hart,
Fuller, Ruppert Smith et bien d’autres encore. Cette lecture et les divers
courants que ces hommes ont alimentés donneront l’inspiration, le
« génie » du moment, le coup d’œil propre à favoriser l’imagination
opérationnelle et l’utilisation des outils modernes pour vaincre sans être
prisonnier de la technologie. Il ne s’agit pas d’avaler des centaines de pages
de manière passive mais de saisir, avec des instructeurs et spécialistes, le
contexte, les ressorts, les principes, les détails des théories ou manœuvres étudiées.
Pour cela, les cadres doivent avoir accès à des bases de données et des
documents solides (archives, ordres, commentaires, compte-rendu) et être
soutenus par un service historique tourné davantage vers l’engagement des
forces. La présence des historiens dans la planification des opérations doit
être généralisée tout comme leur détachement dans les diverses écoles et ce,
afin d’alimenter cet enseignement appliqué de l’histoire (études historiques
sur le terrain, travaux comparés entre deux penseurs, bibliothèques, accès aux
archives …).
Dans un autre registre, aujourd’hui, si l’on se penche
sur les textes doctrinaux de l’armée française, il est permis de rester
dubitatif quant à l’inventaire et la classification des principes de la guerre.
Ainsi, sur le document doctrinal de référence TTA 106 (Glossaire toutes armes
des termes et sigles de l’armée de terre de 2008), apparaissent cinq principes
permanents : l’économie des moyens : «
répartition et application judicieuses des moyens en vue d’obtenir le meilleur rapport capacités / effets pour atteindre
le but assigné », le principe d’incertitude : « destiné à faire monter le doute, le trouble, l’angoisse, la peur
chez le combattant, chez les chefs civils et militaires et dans la population,
avec pour but final d’abattre la volonté de l’adversaire, de le paralyser »,
le principe de concentration des efforts
« convergence dans l’espace et le temps des actions et des effets des différentes fonctions
opérationnelles », celui de
foudroyance « Ayant pour but non
de tout détruire, mais de briser le rythme ou les rythmes de l’adversaire dans
ses diverses activités, de façon à l’empêcher de se reprendre et à le tenir en
retard permanent sur l’action » et
le principe de liberté d’action « possibilité pour un chef de mettre en œuvre
ses moyens à tout moment et d’agir malgré l’adversaire et les diverses
contraintes imposées par le milieu et les circonstances en vue d’atteindre le
but assigné ».
On pourrait donc croire que ces principes sont bien
ceux retenus en France et qu’ils se déclinent en facteurs clés qu’il convient
de maîtriser. Or, ce n’est pas clairement le cas car, dans le livret sur la
tactique générale « FT02 » publié par
le CDEF de l’armée de Terre en 2008, il n’en reste plus que trois, la liberté
d’action (qui repose sur la sûreté, la prévision et l’anticipation ainsi que
sur la capacité à prendre l’ascendant), la concentration des efforts et
l’économie des moyens. On pourrait y voir une volonté des forces terrestres de
se limiter à quelques principes mais pourtant celui de foudroyance est évoqué
dans les publications internes comme « Héraclès
». Il est prôné, et même valorisé, selon les rédacteurs, par l’emploi des
moyens aéromobiles, blindés (« la
foudroyance graduée ») ou par le développement de la numérisation du champ
de bataille. On le retrouve également dans le « principe d’emploi de la FOT numérisée de niveau 3 » de 2004.
Mais la confusion s’intensifie au niveau interarmées
puisque les principes qui apparaissent dans la doctrine d’emploi des forces de
2011 sont encore différents. En effet, les cinq principes généraux de l’action
militaire sont détaillés comme étant : la liberté d’action (ou préservation de
l’initiative), la concentration des efforts (ou supériorité localisée),
l’économie des forces (ou juste suffisance), la surprise (ou exploitation des
vulnérabilités adverses) et la maitrise de l’emploi de la force (ou refus de
l’escalade de la violence). Une fois de plus, cette liste est battue en brèche
dans un autre document interarmées de 2008, le « concept des opérations face à un adversaire irrégulier » dans lequel
les principes de foudroyance et d’incertitude refont leur apparition comme
éléments clefs du succès.
Je crois donc nécessaire, au regard de la pensée et de
l’apport de l’histoire militaire, de formaliser les principes de la guerre en
France en revenant à une définition claire de ces derniers. Dans ce cadre, le
TTA 106 rappelle qu’un principe « permet
de cerner une posture intellectuelle, une attitude, une façon d’être. De
l’ordre de la substance, de l’essence, du fondamental, il doit reposer sur du
structurel. Enraciné dans l’absolu, il est permanent ». Le professeur
Coutau-Bégarie, dans un de ses cours sur la tactique, rappelait l’importance de
ces principes fondamentaux et, paraphrasant le général Poirier, considérait : « qu’il existe des principes tactiques qui
résultent de l’existence, à travers l’histoire, d’un même Être tactique tenant
à l’identité des facteurs ». Néanmoins, pour lui, les principes, aussi
permanents qu’ils soient, doivent être actualisés constamment en usant de la
logique et de l’expérience ou en s’appuyant sur la culture de l’armée
considérée. Aussi, affirmait-il (et cela reste son point de vue de stratégiste)
que cette dialectique évolutive peut s’articuler autour des principes de
concentration, d’économie des forces, de manœuvre, d’initiative, de liberté
d’action, de liaison des armes et de sûreté.
Fort de ce constat et de ces perceptions diverses, il
me semble que les principes de la guerre reposent, quelle que soit l’époque,
sur :
La liberté
d’action - car elle permet de garder l’initiative, de réagir à l’imprévu,
d’imposer le rythme de l’action - la concentration des efforts – pour frapper
le centre de gravité adverse, agir pour atteindre l’effet majeur du chef - la
foudroyance – qui permet la surprise, la désorganisation physique et morale de
l’adversaire - l’économie des forces – pour conduire l’action dans la durée en
optimisant les moyens et en préservant l’initiative, la subsidiarité aux
subordonnés - et la sûreté – pour anticiper les efforts adverses, concentrer le
chef sur l’action principale. Les autres concepts ne découlent que des
principes fondateurs ou n’en sont que des corollaires voire des éléments
constitutifs. Il s’agit donc de réfléchir à nouveau sur ces principes pour
démontrer leur universalité et ne pas prendre le risque de constituer comme
certaines armées, des listes à la «
Prévert » de tâches à accomplir comme chez les Britanniques (10 principes)
ou chez les Américains (9 principes).
En guise de
conclusion, si la technologie et les progrès de l’armement offrent aux armées
occidentales des outils propres à préserver la vie de nos soldats et à
neutraliser de manière plus efficace les adversaires potentiels, ces
instruments doivent être mis au service de la manœuvre et non pas devenir la
composante principale des modes d’action opérationnels. Pour éviter cet écueil,
les opérations militaires devront s’appuyer à nouveau sur l’histoire militaire,
ses enseignements, sa richesse et ceci afin de redonner à l’art de la guerre sa
faculté à surprendre, foudroyer, sidérer les ennemis asymétriques, conventionnels
ou hybrides qui opèrent sur les théâtres d’engagement contemporains. Seule une
initiative et une subsidiarité accrues pour de jeunes chefs, imprégnés par
cette culture et des principes tactico-opératifs clairement définis,
permettront de créer l’incertitude et l’efficacité au travers de tactiques
novatrices, originales et démultipliées par notre supériorité technique.
Source image : Robotblog.fr
[1] Close Air Support : appui
feux aérien au contact.
[2] Démonstration de force par un
aéronef passant à basse altitude et sensé impressionner un adversaire.
[3] Missile anti-aérien portatif.
[4] C’est l’art tactique, opératif et
stratégique russe de la dissimulation et de la désinformation.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire