Pour réfléchir sur la pensée stratégique chinoise et traverser les frontières vers l'Asie, nous avons le plaisir d'accueillir sur notre blog Philippe Gennequin , spécialiste de la question, officier de l'armée de terre et diplômé du "Command and General Staff College" américain (équivalent de l'Ecole de guerre pour l'armée de terre des Etats-Unis). Nous le remercions de cette généreuse contribution.
Fruit
d’une tradition millénaire, la pensée stratégique chinoise s’appuie sur une
structure étatique pluriséculaire et une militarisation ancienne de la société,
qui ont influencé son développement. Au cours de l’époque archaïque (du XVème
siècle au Vème siècle avant Jésus Christ), les seigneurs Tcheou se livrent bataille pour des raisons foncières et s’appuient
sur un code proche de la chevalerie. Dans ces luttes de prestige, l’habileté
guerrière et la courtoisie sont des vertus cardinales. Mais la généralisation
de la guerre et l’unification progressive des royaumes de Chine centrale font
évoluer le combat individuel vers le combat de masse, et transforment la
recherche d’influence en une lutte pour la domination. Peu à peu, une
bureaucratie puissante, prélude au mandarinat, se met en place. Le paysan est
désormais tout autant un soldat qu’un contribuable. La levée de l’impôt permet
la constitution et l’entretien d’armées permanentes ou semi-permanentes. Une
telle évolution fait bien évidemment penser à la féodalité européenne, et à la
constitution des monarchies absolues, qui fourniront le cadre de l’Etat-nation.
Le
fait que ce processus ne recouvre en rien les limites temporelles et spatiales
européennes explique, en grande partie, le fossé qui existe entre la pensée
stratégique occidentale et chinoise. L’Etat-nation n’a en effet aucune
signification pour la Chine, Etat-civilisation. Et la seule période de
l’histoire chinoise au cours de laquelle des Etats, appartenant à la même aire
culturelle, sont entrés en guerre est celle des « Royaumes
combattants » (IIIème siècle avant notre ère). Schématiquement, la
réflexion guerrière a donc atteint le même niveau de maturité dans la Chine du
Vème siècle avant Jésus-Christ, qu’en Europe au XVème siècle. Un tel décalage
est susceptible d’imprimer au mode de pensée chinois une certaine
distanciation, qui favorise une approche holistique et décomplexée. De plus,
l’évolution du combat s’effectue dans un contexte où la menace barbare, extérieure
à l’empire, implique de n’exclure aucun moyen, même les plus violents ou non
orthodoxes, pour atteindre ses fins. A ce titre, il est légitime d’user de
toutes les formes de guerre à l’encontre d’un ennemi, dont on nie l’humanité.
Jean Lévi, dans ses commentaires sur Les
sept traités de la guerre, souligne le rôle du confucianisme dans cette
construction de l’ennemi : « la supériorité culturelle de la Chine se
manifeste par la volonté de se soustraire à l’influence des Barbares, des
émanations chaotiques qui minent l’ordre et la mesure assurés par le
rayonnement civilisateur du souverain. Le barbare est celui avec lequel on ne
peut communiquer car sa nature le rend réfractaire au rite ».[1]
Loin d’opérer
une dichotomie, les principes mâle et femelle, l’eau et le feu, le Yin et le Yang décrivent un monde fini et cohérent, dont l’harmonie repose
sur la complémentarité de ses parties. Divergeant de la vision occidentale
manichéenne, la pensée stratégique chinoise associe et intègre, plus qu’elle
n’exclut. En conséquence, Soft power
et Hard power, guerres régulières et
irrégulières, conflits réels et virtuels (cyber guerre, attaques commerciales
et financières), luttes ouvertes et secrètes (activités de renseignement[2])
constituent les deux faces d’une même monnaie. Les Questions de l’empereur des Tang, soulignent l’interdépendance et
la synergie des contraires :
C’est ainsi que
si je manifeste ma forme, si je me dévoile à l’ennemi sous un aspect
irrégulier, c’est que je ne suis pas régulier ; lorsque je remporte la
victoire, si je frappe l’ennemi par des moyens réguliers, c’est que je ne suis
pas irrégulier. Ce qui montre bien que le régulier et l’irrégulier se
renversent l’un dans l’autre.[3]
Cette dynamique
des polarités est invoquée par la pensée occidentale, quand Aristote définit la
sophistique comme l’ « art de rendre la plus forte la position la
plus faible ». Mes ces connections philosophiques transculturelles
demeurent rares. Comme le Yin et le Yang, les conceptions morales et
amorales sont les deux parties d’un tout harmonieux. Il est donc inutile de
développer une conception de la « Guerre juste » sur le mode
augustinien, ni de réfléchir en termes de Jus
in Bello et Jus ad Bellum. En
définitive, la force de la réflexion chinoise réside dans le fait qu’elle
dispose légitimement de toutes les options stratégiques, fussent-elles
immorales.[4]
La légitimation
de l’immoralité explique le recours systématique à la manipulation,
caractéristique communément attribuée à la pensée stratégique chinoise
(« La guerre repose sur le mensonge », Sun Tzu). Que dire alors de la
mètis [ruse] grecque ? Dans le
domaine des mythes, elle est bien la qualité première d’Ulysse, modèle du héros
antique décrit par Homère. Dans la sphère politique, Héraclite considère
qu’elle est la « mère de toutes choses », tandis que Platon affirme
qu’elle est « une partie de l’art politique ».[5] D’un
point de vue polémologique, Thucydide la célèbre dans sa description de la
bataille de Salamine, en soulignant que la victoire fut décidée par la ruse de
Thémistocle. Xénophon évoque dans l’Anabase
les mérites d’une mètis, permettant
au faible de vaincre le fort.[6]
Pourtant le mépris qu’éprouve Platon à l’encontre de la mètis a des conséquences durables sur la pensée philosophique
occidentale. La ruse, jugée irrationnelle car « non scientifique »,
ne peut s’accorder avec les canons grecs du kalos
kagatos aner [homme beau et bon]. A ce titre, elle n’est pas théorisée par
la pensée gréco-latine, et est même frappée d’infamie par la pensée chrétienne.
Bien sûr, Alexandre, César, ou Napoléon, sauront faire preuve de ruse, et les
exemples de stratagèmes mis en œuvre par l’Occident ne manquent pas.[7] Mais
jamais un corpus théorique n’atteindra le degré d’institutionnalisation des
traités de la guerre chinois (en particulier Les Trente-six stratagèmes). Même Machiavel, dont on pourrait
attendre dans son Art de la guerre
qu’il dresse une théorie de la manipulation, demeure étrangement inconsistant.
Ce silence témoigne de l’état d’esprit européen, considérant la ruse comme un
expédient et non comme un moyen. En dénigrant l’emploi de la mètis, Platon et Socrate réduisent le
champ des possibles stratégiques. Ils polarisent durablement la pensée
occidentale, et donc nécessairement la façon de réfléchir et faire la guerre.
En ce qui
concerne le concept de guerre, les réflexions chinoises et occidentales
méritent d’être comparées. Ainsi, la dimension morale de l’affrontement, la
« lutte entre les volontés » qu’évoque Carl von Clausewitz, est
inspirée par la dialectique des forces de Sun Tzu.[8] Le
concept jominien de gestion rationnelle des mouvements et des
approvisionnements est aisément transposable dans la stratégie chinoise, qui
souligne l’importance de la préparation des combats.[9] Sun
Tzu affirme que le matériel requis pour rentrer en campagne répond à des
données scientifiquement et empiriquement déterminées. « En règle
générale, toute opération militaire requiert mille quadriges rapides, mille
fourgons à caisse de cuir, cent mille soldats cuirassés, et des vivres en
suffisance pour nourrir une armée évoluant à mille lieues de sa base ».[10]
Quant à l’Arcane du tigre, elle
évalue la valeur du chef à sa capacité à prévoir les besoins logistiques de son
armée.
Il n’est pas
digne de commander aux régiments d’un souverain, le général en chef, qui n’a
pas tout planifié d’avance ni établi ses besoins en armes et machines. Une
armée doit toujours disposer du matériel nécessaire à la réalisation de ses
objectifs.[11]
La dimension
politique de la guerre, centrale dans la pensée chinoise, trouve encore écho
dans les paroles de Clausewitz, qui affirme que « la guerre est la
continuation de la politique par d’autres moyens ».[12] Sun
Tzu reconnaît le lien intrinsèque qui unit guerre et politique, mais il
s’inscrit dans un contexte de guerre limitée, voire de non guerre
(« vaincre sans ensanglanter la lame »). Combattre s’est déjà avouer
sa défaite ; et si la guerre est le dernier recours, le politique doit
créer les conditions de l’automaticité du succès. On ne commence le combat que
si l’on est sûr de gagner. En conséquence, cette interprétation de la guerre
implique deux caractéristiques originales : une approche déterministe de
la victoire avant l’engagement, une adaptabilité extrême à la situation pendant
les combats. Dans le premier cas, la désignation d’objectifs restreints,
l’évitement de l’affrontement direct, contribuent à la réussite. La recherche
d’un effet stratégique clairement défini par le pouvoir politique assure, en
définitive, une adéquation à coup sûr des fins et des moyens. Dans le second
cas, la plasticité des procédures, la fongibilité des modes d’action et des
postures, la fluidité du commandement permettent d’atteindre l’effet
recherché. Cependant, la pensée chinoise
considère que l’effet découle d’opportunités dont il faut tirer avantage. En
discernant les tendances, en identifiant les transitions, il est possible de
transformer la situation. Là où la pensée occidentale tentera de dominer, la
pensée chinoise s’attachera à contrôler. Sir John Duncan, commandant les forces
britanniques envoyées à Shanghai en 1927, est durablement impressionné par
cette conception du combat. Il témoigne son enthousiasme, dans une
correspondance envoyée au général Sam Griffith, en retenant l’image de l’eau,
qu’impose l’adaptabilité des forces :
Une armée peut
être comparée à l’eau ; l’eau épargne les lieux élevés et gagne les
creux : une armée contourne la force et attaque l’inconsistance. Le flot
se règle sur la forme du terrain, la victoire se remporte en se conformant à la
situation de l’ennemi.[13]
Et si l’Occident
prône l’attrition, l’annihilation de l’ennemi, la pensée chinoise vise à
retourner, puis à intégrer l’adversaire. Au plan politique, elle le démontre à
plusieurs reprises en absorbant les peuples mongols (dynastie Yuan) et mandchous (dynastie Qin) qui l’avaient pourtant conquise. Au
plan militaire, elle le prouve par une longue tradition d’assimilation des
armées adverses. Ainsi, l’approche chinoise diffère fondamentalement de la
vision occidentale parce qu’elle considère la guerre comme un objet et non un
sujet. Pour la première, elle est un outil périphérique de la stratégie, qu’il
faut utiliser par pragmatisme et en dernier recours. Pour la seconde, elle
constitue le cœur d’une stratégie générale, qui subordonne tous les autres
moyens à ces fins.[14]
La réflexion stratégique chinoise est donc dominée par
l’institutionnalisation et la légitimation des formes non orthodoxes de la
guerre, visant au mieux à éviter l’affrontement ; au pire, à rendre la
victoire inéluctable. Favorisant l’approche indirecte, elle prône la
flexibilité et le pragmatisme des postures, car l’effet s’accomplit dans le
contrôle de l’événement, plus que dans l’imposition d’une situation.
[1]Jean Lévi (traduction et commentaires), Les sept traités de la guerre, Hachette
littératures, Paris, 2008, p. 72.
[2]Le chapitre XIII de l’Art de la guerre est intégralement dédié à l’espionnage.
[3]Jean Lévi,
Op cit, p. 524.
[4]Comme le précise Jean Lévi, dans son exégèse des Six arcanes stratégiques ou Lieu Tao, le chapitre XV, intitulé
« Sape par les moyens civils », décrit des techniques de
déstabilisation de l’ennemi, en s’appuyant sur les plus bas instincts de
l’individu.
[5]Platon, Protagoras,
321c.
[6]Dans l’Anabase,
Xénophon relate l’expédition des « Dix Mille » (Vème siècle avant
JC), qui voit l’incursion de mercenaires grecs en territoire perse, puis leur
catastrophique retraite.
[7]Il suffit de s’en convaincre avec l’ouvrage de Daniel
Appriou, véritable florilège de la ruse occidentale (Daniel Appriou, Ruses et stratagèmes de l’histoire,
Saint-Amand Montrond, Le Pré aux Clercs, 2000, 205 p.).
[8]Carl von Clausewitz (1780-1831) est un
officier qui participe à la réforme de l’armée prussienne, entreprise par la
commission Scharnhorst. Directeur de l’académie militaire de Berlin de 1815 à
1830, il rédige au cours de cette période Vom
Krieg [De la guerre], ouvrage central dans la réflexion stratégique
occidentale.
[9]Antoine Henri de Jomini (1779-1869) est
successivement chef d’état-major du maréchal Ney, puis aide de camp d’Alexandre
Ier, empereur de Russie. Il théorise dans son Traité des grandes opérations militaires les mouvements des troupes
en différenciant les lignes d’opérations des lignes de ravitaillement.
[10]Sun Tzu, L’Art
de la guerre, (traduction de Francis Wang), Paris, Flammarion, 1972, p.101.
[11]Cité dans Jean Lévi, Les sept traités de la guerre, 2008, p. 61.
[12]Carl
von Clausewitz, On War, Oxford,
Oxford University Press, 2007, p. 252.
[13]Sun Tzu, op. cit, p.7.
[14]Ce paradigme de la guerre n’est plus valide depuis la
fin de la Seconde Guerre mondiale, mais il demeure dominant quand on examine
l’histoire militaire occidentale sur le temps long.
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