Bienvenue sur l'écho du champ de bataille

« L’écho du champ de bataille » a pour ambition de vous proposer à la lecture et à la réflexion des contributions sur des sujets relatifs à la stratégie, à l’art opératif, à la tactique et plus largement sur l’engagement et l’emploi des armées. Ces brèves, illustrations ou encore problématiques vous seront livrées sous le prisme de l’histoire militaire mais aussi sous celui des théâtres d’opérations d’hier, d’aujourd’hui, voire de demain. Des enseignements de grands chefs militaires de toutes les époques aux analyses polémologiques prospectives en passant par la doctrine ou aux équipements des forces françaises et étrangères. Gageons que vous aurez plaisir à lire ces articles ou à contribuer au débat. Bonne lecture…

dimanche 26 janvier 2014

De la pensée stratégique chinoise.

 


Pour réfléchir sur la pensée stratégique chinoise et traverser les frontières vers l'Asie, nous avons le plaisir d'accueillir sur notre blog Philippe Gennequin , spécialiste de la question, officier de l'armée de terre et diplômé du "Command and General Staff College" américain (équivalent de l'Ecole de guerre pour l'armée de terre des Etats-Unis). Nous le remercions de cette généreuse contribution.
Fruit d’une tradition millénaire, la pensée stratégique chinoise s’appuie sur une structure étatique pluriséculaire et une militarisation ancienne de la société, qui ont influencé son développement. Au cours de l’époque archaïque (du XVème siècle au Vème siècle avant Jésus Christ), les seigneurs Tcheou se livrent bataille pour des raisons foncières et s’appuient sur un code proche de la chevalerie. Dans ces luttes de prestige, l’habileté guerrière et la courtoisie sont des vertus cardinales. Mais la généralisation de la guerre et l’unification progressive des royaumes de Chine centrale font évoluer le combat individuel vers le combat de masse, et transforment la recherche d’influence en une lutte pour la domination. Peu à peu, une bureaucratie puissante, prélude au mandarinat, se met en place. Le paysan est désormais tout autant un soldat qu’un contribuable. La levée de l’impôt permet la constitution et l’entretien d’armées permanentes ou semi-permanentes. Une telle évolution fait bien évidemment penser à la féodalité européenne, et à la constitution des monarchies absolues, qui fourniront le cadre de l’Etat-nation.

 
Le fait que ce processus ne recouvre en rien les limites temporelles et spatiales européennes explique, en grande partie, le fossé qui existe entre la pensée stratégique occidentale et chinoise. L’Etat-nation n’a en effet aucune signification pour la Chine, Etat-civilisation. Et la seule période de l’histoire chinoise au cours de laquelle des Etats, appartenant à la même aire culturelle, sont entrés en guerre est celle des « Royaumes combattants » (IIIème siècle avant notre ère). Schématiquement, la réflexion guerrière a donc atteint le même niveau de maturité dans la Chine du Vème siècle avant Jésus-Christ, qu’en Europe au XVème siècle. Un tel décalage est susceptible d’imprimer au mode de pensée chinois une certaine distanciation, qui favorise une approche holistique et décomplexée. De plus, l’évolution du combat s’effectue dans un contexte où la menace barbare, extérieure à l’empire, implique de n’exclure aucun moyen, même les plus violents ou non orthodoxes, pour atteindre ses fins. A ce titre, il est légitime d’user de toutes les formes de guerre à l’encontre d’un ennemi, dont on nie l’humanité. Jean Lévi, dans ses commentaires sur Les sept traités de la guerre, souligne le rôle du confucianisme dans cette construction de l’ennemi : « la supériorité culturelle de la Chine se manifeste par la volonté de se soustraire à l’influence des Barbares, des émanations chaotiques qui minent l’ordre et la mesure assurés par le rayonnement civilisateur du souverain. Le barbare est celui avec lequel on ne peut communiquer car sa nature le rend réfractaire au rite ».[1]
 
Loin d’opérer une dichotomie, les principes mâle et femelle, l’eau et le feu, le Yin et le Yang décrivent un monde fini et cohérent, dont l’harmonie repose sur la complémentarité de ses parties. Divergeant de la vision occidentale manichéenne, la pensée stratégique chinoise associe et intègre, plus qu’elle n’exclut. En conséquence, Soft power et Hard power, guerres régulières et irrégulières, conflits réels et virtuels (cyber guerre, attaques commerciales et financières), luttes ouvertes et secrètes (activités de renseignement[2]) constituent les deux faces d’une même monnaie. Les Questions de l’empereur des Tang, soulignent l’interdépendance et la synergie des contraires :
 
C’est ainsi que si je manifeste ma forme, si je me dévoile à l’ennemi sous un aspect irrégulier, c’est que je ne suis pas régulier ; lorsque je remporte la victoire, si je frappe l’ennemi par des moyens réguliers, c’est que je ne suis pas irrégulier. Ce qui montre bien que le régulier et l’irrégulier se renversent l’un dans l’autre.[3]
 
Cette dynamique des polarités est invoquée par la pensée occidentale, quand Aristote définit la sophistique comme l’ « art de rendre la plus forte la position la plus faible ». Mes ces connections philosophiques transculturelles demeurent rares. Comme le Yin et le Yang, les conceptions morales et amorales sont les deux parties d’un tout harmonieux. Il est donc inutile de développer une conception de la « Guerre juste » sur le mode augustinien, ni de réfléchir en termes de Jus in Bello et Jus ad Bellum. En définitive, la force de la réflexion chinoise réside dans le fait qu’elle dispose légitimement de toutes les options stratégiques, fussent-elles immorales.[4]
 
La légitimation de l’immoralité explique le recours systématique à la manipulation, caractéristique communément attribuée à la pensée stratégique chinoise (« La guerre repose sur le mensonge », Sun Tzu). Que dire alors de la mètis [ruse] grecque ? Dans le domaine des mythes, elle est bien la qualité première d’Ulysse, modèle du héros antique décrit par Homère. Dans la sphère politique, Héraclite considère qu’elle est la « mère de toutes choses », tandis que Platon affirme qu’elle est « une partie de l’art politique ».[5] D’un point de vue polémologique, Thucydide la célèbre dans sa description de la bataille de Salamine, en soulignant que la victoire fut décidée par la ruse de Thémistocle. Xénophon évoque dans l’Anabase les mérites d’une mètis, permettant au faible de vaincre le fort.[6] Pourtant le mépris qu’éprouve Platon à l’encontre de la mètis a des conséquences durables sur la pensée philosophique occidentale. La ruse, jugée irrationnelle car « non scientifique », ne peut s’accorder avec les canons grecs du kalos kagatos aner [homme beau et bon]. A ce titre, elle n’est pas théorisée par la pensée gréco-latine, et est même frappée d’infamie par la pensée chrétienne. Bien sûr, Alexandre, César, ou Napoléon, sauront faire preuve de ruse, et les exemples de stratagèmes mis en œuvre par l’Occident ne manquent pas.[7] Mais jamais un corpus théorique n’atteindra le degré d’institutionnalisation des traités de la guerre chinois (en particulier Les Trente-six stratagèmes). Même Machiavel, dont on pourrait attendre dans son Art de la guerre qu’il dresse une théorie de la manipulation, demeure étrangement inconsistant. Ce silence témoigne de l’état d’esprit européen, considérant la ruse comme un expédient et non comme un moyen. En dénigrant l’emploi de la mètis, Platon et Socrate réduisent le champ des possibles stratégiques. Ils polarisent durablement la pensée occidentale, et donc nécessairement la façon de réfléchir et faire la guerre.
 
En ce qui concerne le concept de guerre, les réflexions chinoises et occidentales méritent d’être comparées. Ainsi, la dimension morale de l’affrontement, la « lutte entre les volontés » qu’évoque Carl von Clausewitz, est inspirée par la dialectique des forces de Sun Tzu.[8] Le concept jominien de gestion rationnelle des mouvements et des approvisionnements est aisément transposable dans la stratégie chinoise, qui souligne l’importance de la préparation des combats.[9] Sun Tzu affirme que le matériel requis pour rentrer en campagne répond à des données scientifiquement et empiriquement déterminées. « En règle générale, toute opération militaire requiert mille quadriges rapides, mille fourgons à caisse de cuir, cent mille soldats cuirassés, et des vivres en suffisance pour nourrir une armée évoluant à mille lieues de sa base ».[10] Quant à l’Arcane du tigre, elle évalue la valeur du chef à sa capacité à prévoir les besoins logistiques de son armée.
 
Il n’est pas digne de commander aux régiments d’un souverain, le général en chef, qui n’a pas tout planifié d’avance ni établi ses besoins en armes et machines. Une armée doit toujours disposer du matériel nécessaire à la réalisation de ses objectifs.[11]
 
La dimension politique de la guerre, centrale dans la pensée chinoise, trouve encore écho dans les paroles de Clausewitz, qui affirme que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ».[12] Sun Tzu reconnaît le lien intrinsèque qui unit guerre et politique, mais il s’inscrit dans un contexte de guerre limitée, voire de non guerre (« vaincre sans ensanglanter la lame »). Combattre s’est déjà avouer sa défaite ; et si la guerre est le dernier recours, le politique doit créer les conditions de l’automaticité du succès. On ne commence le combat que si l’on est sûr de gagner. En conséquence, cette interprétation de la guerre implique deux caractéristiques originales : une approche déterministe de la victoire avant l’engagement, une adaptabilité extrême à la situation pendant les combats. Dans le premier cas, la désignation d’objectifs restreints, l’évitement de l’affrontement direct, contribuent à la réussite. La recherche d’un effet stratégique clairement défini par le pouvoir politique assure, en définitive, une adéquation à coup sûr des fins et des moyens. Dans le second cas, la plasticité des procédures, la fongibilité des modes d’action et des postures, la fluidité du commandement permettent d’atteindre l’effet recherché.  Cependant, la pensée chinoise considère que l’effet découle d’opportunités dont il faut tirer avantage. En discernant les tendances, en identifiant les transitions, il est possible de transformer la situation. Là où la pensée occidentale tentera de dominer, la pensée chinoise s’attachera à contrôler. Sir John Duncan, commandant les forces britanniques envoyées à Shanghai en 1927, est durablement impressionné par cette conception du combat. Il témoigne son enthousiasme, dans une correspondance envoyée au général Sam Griffith, en retenant l’image de l’eau, qu’impose l’adaptabilité des forces :
 
Une armée peut être comparée à l’eau ; l’eau épargne les lieux élevés et gagne les creux : une armée contourne la force et attaque l’inconsistance. Le flot se règle sur la forme du terrain, la victoire se remporte en se conformant à la situation de l’ennemi.[13]
 
Et si l’Occident prône l’attrition, l’annihilation de l’ennemi, la pensée chinoise vise à retourner, puis à intégrer l’adversaire. Au plan politique, elle le démontre à plusieurs reprises en absorbant les peuples mongols (dynastie Yuan) et mandchous (dynastie Qin) qui l’avaient pourtant conquise. Au plan militaire, elle le prouve par une longue tradition d’assimilation des armées adverses. Ainsi, l’approche chinoise diffère fondamentalement de la vision occidentale parce qu’elle considère la guerre comme un objet et non un sujet. Pour la première, elle est un outil périphérique de la stratégie, qu’il faut utiliser par pragmatisme et en dernier recours. Pour la seconde, elle constitue le cœur d’une stratégie générale, qui subordonne tous les autres moyens à ces fins.[14]
 Philippe GENNEQUIN
La réflexion stratégique chinoise est donc dominée par l’institutionnalisation et la légitimation des formes non orthodoxes de la guerre, visant au mieux à éviter l’affrontement ; au pire, à rendre la victoire inéluctable. Favorisant l’approche indirecte, elle prône la flexibilité et le pragmatisme des postures, car l’effet s’accomplit dans le contrôle de l’événement, plus que dans l’imposition d’une situation.


[1]Jean Lévi (traduction et commentaires), Les sept traités de la guerre, Hachette littératures, Paris, 2008, p. 72.
[2]Le chapitre XIII de l’Art de la guerre est intégralement dédié à l’espionnage.
[3]Jean Lévi, Op cit, p. 524.
[4]Comme le précise Jean Lévi, dans son exégèse des Six arcanes stratégiques ou Lieu Tao, le chapitre XV, intitulé « Sape par les moyens civils », décrit des techniques de déstabilisation de l’ennemi, en s’appuyant sur les plus bas instincts de l’individu.
[5]Platon, Protagoras, 321c.
[6]Dans l’Anabase, Xénophon relate l’expédition des « Dix Mille » (Vème siècle avant JC), qui voit l’incursion de mercenaires grecs en territoire perse, puis leur catastrophique retraite.
[7]Il suffit de s’en convaincre avec l’ouvrage de Daniel Appriou, véritable florilège de la ruse occidentale (Daniel Appriou, Ruses et stratagèmes de l’histoire, Saint-Amand Montrond, Le Pré aux Clercs, 2000, 205 p.).
[8]Carl von Clausewitz (1780-1831) est un officier qui participe à la réforme de l’armée prussienne, entreprise par la commission Scharnhorst. Directeur de l’académie militaire de Berlin de 1815 à 1830, il rédige au cours de cette période Vom Krieg [De la guerre], ouvrage central dans la réflexion stratégique occidentale.
[9]Antoine Henri de Jomini (1779-1869) est successivement chef d’état-major du maréchal Ney, puis aide de camp d’Alexandre Ier, empereur de Russie. Il théorise dans son Traité des grandes opérations militaires les mouvements des troupes en différenciant les lignes d’opérations des lignes de ravitaillement.
[10]Sun Tzu, L’Art de la guerre, (traduction de Francis Wang), Paris, Flammarion, 1972, p.101.
[11]Cité dans Jean Lévi, Les sept traités de la guerre, 2008, p. 61.
[12]Carl von Clausewitz, On War, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 252.
[13]Sun Tzu, op. cit, p.7.
[14]Ce paradigme de la guerre n’est plus valide depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais il demeure dominant quand on examine l’histoire militaire occidentale sur le temps long.

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