Dans son ouvrage « Des hécatombes glorieuses au désastre,
1914-1940 » le général Bethouart décrit avec justesse l’outil de
combat français auquel il appartient, ses forces et ses faiblesses, en
particulier au cours du premier conflit mondial et de la période d’entre-deux
guerres qui se conclue par la débâcle de 1940.
Sa perception de combattant comme
d’officier d’état-major met en exergue
la faculté d’une armée à nier les évolutions du champ de bataille ou à
s’arcbouter sur des schémas tactiques inadaptés aux réalités du combat voire
aux principes de la guerre comme l’économie des moyens. Sa réflexion et son
regard vieux de 70 ans paraissent pourtant pertinents pour les armées
contemporaines confronté à des contraintes conjoncturelles mais engagées dans
des guerres aux contours de plus en plus changeants dans des milieux
contraignants.
Pour cet officier qui se bat dès 1914,
« la valeur d’une armée dépend de la
doctrine qui l’anime ». Aussi, en 1914, l’armée française
cherche-t-elle à juger par le mépris la tactique défensive de 1870 au profit
d’un volontarisme offensif qui nie les évolutions industrielles dans le domaine
de l’armement : « par un
illogisme inconcevable, le règlement de 1894 poussait le paradoxe jusqu’à
écrire en même temps : une infanterie brave et énergiquement commandée
peut marcher sous le feu le plus violent, même contre des tranchées bien
défendues et s’en emparer. »
Certes, la force morale du soldat français
va lui permettre de faire face, en 1914, à l’attaque allemande, d’autant que
les unités paraissent manœuvrières (comme l’illustre le général Bethouart en
détaillant les succès dans les Vosges) mais les sursauts doctrinaux de
1913-1914, à l’instar des écrits du colonel Colin sur les fronts continus et la
concentration d’artillerie, demeurent ignorés du plus grand nombre.
L’infanterie française manque de mitrailleuses, de cadres de contact (2
sergents et 4 caporaux pour des sections de 60 hommes), l’artillerie dotée de
son remarquable canon de 75mm est dépourvue de pièces lourdes et souffre d’une
pénurie de munitions (1300 coups par pièce contre 3 000 pour les canons
allemands). La guerre de position va ensuite, à contrario, créer des habitudes,
tant chez le commandement que dans les échelons subordonnés qui sont « intoxiqués » par « ce virus contracté dans la guerre de
tranchées » .Dès lors, les schémas tactiques, les choix de manœuvre se
révèlent incapables de favoriser une victoire décisive: « quand une armée a tenu pendant quatre ans
sur des centaines de kilomètres de tranchées, creusées si près de l’ennemi que
l’on considérait comme dangereux un intervalle de dix mètres entre deux
sentinelles, quand toutes les unités, grandes ou petites, étaient déployées en
permanence entre leurs voisines, il se créait fatalement un complexe, qui, par
crainte des trous sur les flancs, aboutissait inévitablement à l’adoption
automatique de formations linéaires rigides et contraires à toute possibilité
de manœuvre. On voulait se défendre partout ou attaquer partout et trop souvent
avec la même densité de troupes ». En conséquence, les pertes sont
énormes, les assauts infructueux et meurtriers jusqu’à épuiser moralement et
physiquement les combattants.
Le général Bethouart constate ensuite
qu’après la victoire de 1918, l’armée française, auréolée de sa gloire
retrouvée, prend pour argent comptant le modèle qui lui a permis de vaincre
dans les derniers mois de la guerre. Aucune prospective remettant en cause les
dogmes de la fin du premier conflit mondial ne vient donc préparer la guerre à
venir et ce, dans les unités comme chez les futurs chefs : « L’Ecole de Guerre était une excellente école
d’état-major. On y travaillait la première année à l’échelon de la division, la
deuxième à celui du corps d’armée. Les thèmes tactiques étaient tous inspirés
par des situations de la dernière guerre. Nous aspirions à une évolution de
l’armée. Nous demandions une doctrine nouvelle. On ne nous a donné que du
passé. Ainsi, dès le lendemain de la guerre, l’armée française s’installait
dans l’immobilisme ».
La politique de défense nationale se
berce alors des vaines promesses de désarmement et s’inscrit en faux face à
toute idée de développement d’armes dites offensives, quand bien même cela
aurait un sens du point de vue sémantique. A partir de 1922, la stratégie
défensive est décidée par les échelons politico-militaires en vue d’assurer
l’inviolabilité du territoire malgré les arguments du maréchal Joffre
protestant « que ce serait se vouer
à la défaite que de vouloir établir une nouvelle muraille de Chine ».
De fait, le général Bethouart considère, pour sa part, que « la ligne Maginot, telle qu’elle a été réalisée à coups de
milliards de francs et de milliers d’hommes, a donc été directement responsable
de la défaite ».
Face à ce constat, il défend l’envie de
vaincre qu’il faut cultiver, le développement de l’initiative (qui sera inhibée
en 1940) propre à saisir les opportunités et à surprendre l’adversaire mais il
n’hésite pas à critiquer les fautes politiques de l’entre-deux-guerres (dans un
contexte de crise économique et monétaire) ainsi que l’aveuglement des chefs
devant la toute-puissance supposée du front continu et le manque d’argent
consacré au renouvellement des équipements.
Au-delà de son expérience nationale, il
décrit dans un autre chapitre sa participation à la formation de l’armée
yougoslave dont il voit rapidement les défauts. En effet, au-delà des problèmes
inter-ethniques qui seront prégnants dans les années 1990, ces troupes
balkaniques semblent souffrir du même mal que les unités françaises puisque
s’appuyant, sur le plan doctrinal, sur sa victoire contre la Bulgarie au début
du siècle. De même, les unités sont standardisées selon le même schéma et la
même organisation alors qu’elles sont censées intervenir dans des milieux
différents, plaines du nord, zones montagneuses, reliefs forestiers ou
littoraux selon le terrain à défendre. Cette sclérose intellectuelle sera pour
le général Bethouart une des raisons de la défaite face aux troupes de l’Axe.
De ce témoignage, d’un officier général
qui a eu un riche parcours sur les champs de bataille et a fait ses preuves,
notamment lors du second conflit mondial de la Norvège à la campagne de France,
on peut dégager une analyse intéressante quant au risque, pour une armée,
d’être en rupture avec la conflictualité de son époque. Les succès du passé, le
retour d’expérience, les enseignements de l’histoire restent des piliers, des
repères sur lesquels les militaires peuvent « penser la guerre » mais cela doit s’accompagner d’une
évolution doctrinale conséquente, d’un effort dans le domaine de l’équipement,
d’une politique de défense adaptée à la menace et, in fine, d’un modèle d’armée permettant la liberté d’action des
chefs engagés sur le terrain. De la même façon, si la doctrine doit être
connue, elle nécessite, pour les exécutants tactiques (voire opératifs ou
stratégiques), un discernement dans sa mise en œuvre et ce, afin de préserver
le potentiel humain ou de favoriser une réelle dynamique de la pensée militaire
Celle-ci se doit d’être attentive comme réactive à son environnement, à son
ennemi et aux objectifs à atteindre.
Alors
que les conflits contemporains démontrent chaque jour que les adversaires
potentiels font montre d’une effroyable faculté d’adaptation, il apparaît ainsi
essentiel de mettre en place des outils de combat dimensionnés aux ambitions
nationales mais également capables de prendre rapidement l’ascendant sur une
force adverse en tirant le meilleur du passé tout en assimilant
les enjeux opérationnels du présent et en se préparant aux surprises de
l’avenir.
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