Patrice Gélinet, professeur d’histoire
puis journaliste, suivi par les passionnés pour ses regrettées émissions
radiophoniques « 2000 ans d’histoire »
sur France Inter a publié un ouvrage original sur la guerre d’Indochine. Il
revient sur cette campagne oubliée, mal connue de ses contemporains comme de
bon nombre de Français aujourd’hui. Pourtant, ce conflit apporte un éclairage
intéressant sur les interactions entre guerre et politique ainsi que sur les
modes d’action utilisés en contre-insurrection par les militaires. Ces derniers
ont tenté, sur ce théâtre d’opération lointain, de trouver la bonne adéquation
entre les objectifs stratégiques fixés, les hésitations françaises,
l’environnement local, les moyens de combat disponibles et une population
déchirée entre son attachement à la France et son désir d’indépendance.
Le livre nous offre une vision de cette
guerre à travers les yeux des acteurs de l’époque, journalistes, hommes d’état,
militaires français, combattants du Viet-Minh ou tout simplement civils
d’origine métropolitaine ou vietnamienne. Des Flash codes disséminés tout au
long des pages permettent d’écouter des bandes archives de l’INA, discours,
reportages, témoignages qui donnent vie au texte et permettent de s’imprégner
de l’ambiance particulière de ce bout d'Asie.
L’auteur dresse tout d’abord le tableau
de l’Indochine entre 1930 et 1945 avec, en particulier la montée du
nationalisme vietnamien suivi par l’occupation japonaise. Si celle-ci a été
brutale, elle aura permis à Hô Chi Minh de déclarer l’indépendance de son pays,
de former un gouvernement avant de se heurter à la volonté française de
rétablir la situation d’avant-guerre. Le général Leclerc est envoyé sur place
pour rétablir l’ordre. Il comprend très vite que la seule issue s’inscrit dans
la négociation mais se heurte à la fermeté de l’amiral D’Argenlieu chef civil
et militaire sur place. En 1946, la crise est consommée, le Vietminh prend le
maquis, la France bombarde Haiphong causant de nombreuses victimes
collatérales.
Hô Chi Minh « s’installe au nord du Tonkin, près de la frontière chinoise, dans la
jungle du Viêt Bac. De là, pendant les trois premières années du conflit, Giap
va diriger une guerre étrange, une guerre dont on parle peu en France parce que
c’est une guerre sans front, sans grand engagement militaire. Hô Chi Minh ne
bénéficie d’aucune aide extérieure. Alors, les soldats de Giap mènent une
guerre de petites unités, une guerre de guérilla. Dans tout le Vietnam, ces
soldats paysans harcèlent les Français qui ne contrôlent que les grandes
villes, Saigon, Hué, Haiphong et Hanoi dans le delta du fleuve Rouge. »
Le leader des rebelles décrit
parfaitement sa stratégie dès septembre 1946 : « ce sera une guerre entre un tigre et un éléphant. Si jamais le
tigre s’arrête, l’éléphant le percera de ses défenses. Seulement le tigre ne
s’arrête pas. Il se tapit dans la jungle pendant le jour, et ne sort que la
nuit. Il s’élancera sur l’éléphant et lui arrachera le dos par lambeaux, puis
disparaîtra de nouveau dans l’ombre. Et l’éléphant mourra d’épuisement et
d’hémorragie. »
Mais les combattants du Vietminh
disposent de peu d’armes et doivent créer de l’équipement artisanal tel des bazookas
à partir de rails de chemin de fer ou des mortiers. L’unité de base est
représentée par 3 soldats (le nid) au sein de groupes d’une dizaine d’hommes.
Rapidement, les deux belligérants comprennent que le centre de gravité des
insurgés se matérialise par l’approvisionnement en riz devenu le nerf de la
guerre et même une monnaie parallèle.
« En face de l’armée de Giap, le corps expéditionnaire français manque de
soldats. Le gouvernement n’envoie des renforts qu’au compte-gouttes et refuse
de faire appel au contingent. Jusqu’à la fin, la France n’enverra en Indochine
que des soldats de métier (…) c’est pourquoi les Moï, les Mnong, les Thaï, les
Muong, les Cham servent parfois dans les unités auxiliaires commandées par des
capitaines ou des lieutenants qui deviendront célèbres. » Les Français
doivent donc s’adapter aux modes d’action adverses, en particuliers le
formidable réseau de tunnels et de souterrains permettant de se cacher lors des
opérations de bouclage ou de dissimuler vivres et armements.
Néanmoins, la guerre change de visage à
partir de 1949 car la Chine devenue communiste soutient Hô Chi Minh et le 16
septembre 1950, à Dong Khê, les soldats français n’ont plus face à eux des
maquisards mais la première division de Giap (division 308) fanatisée et bien
équipée. S’en suit la catastrophique évacuation de Cao Bang par la RC4 où les
colonnes Le Page et Charton sont massacrées ou faites prisonnières (4000 hommes
perdus) lors d’une embuscade à grande échelle (entre C ao Bang et Langson) dans un terrain très difficile. Le
reportage présenté ci-dessous permet de mieux comprendre cette défaite
française.
Après ce désastre, le général De Lattre
accepte de relever le défi et prend le commandement en Indochine. Il réorganise
le corps expéditionnaire, met en place une nouvelle vision opérative et redonne
le moral à ses hommes par son aura mais aussi une victoire en janvier 1951 où
il arrête brutalement l’offensive de deux divisions ennemies dans la région de
Vinh Yen. Il crée une ceinture de postes pour préserver le Vietnam utile, monte
en puissance les groupes mobiles et entame le « jaunissement » des unités afin de créer un embryon
d’armée vietnamienne régulière. Malade il doit quitter ses fonctions mais
laisse un bel héritage et un outil aguerri à ses successeurs. La dynamique est
lancée et l’armée française remporte une nouvelle victoire à Na San, une base
opérationnelle fortifiée, en octobre 1952. Mais les buts de guerre politiques
ne sont toujours pas clairement définis et le général Navarre, alors que
débutent les négociations de Genève, va engager son corps de bataille dans la cuvette
de Dien Bien Phû. Encerclée, le camp retranché va subir le choc des unités de
Giap largement dotées en artillerie et en DCA. Malgré une défense héroïque et
des pertes énormes de part et d’autres, les Français doivent se rendre le 7 mai
1954. Hô Chi Minh peut alors négocier l’indépendance avec un nouvel atout dans
sa manche.
Fabrice Gélinet décrit ensuite avec de
poignants témoignages l’évacuation du Vietnam, la terrible captivité des
combattants français ainsi que les négociations en Suisse. Il insiste sur le
décalage entre les réalités du terrain, les problématiques gouvernementales et
politiques de la métropole, les influences des acteurs internationaux de la
guerre froide (Chine, URSS, Etats-Unis) ou les aspirations du parti communiste
indochinois.
Cet ouvrage, qui a le mérite d’humaniser
une guerre oubliée, apporte un éclairage nouveau sur les hommes et les femmes
qui ont fait l’histoire, qui ont aimé, façonné ce morceau d’empire colonial qui
deviendra, quelques années plus tard, un nouvel enjeu entre les deux blocs.
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