Nous poursuivons notre article sur l'art opératif et sa vision française sous le prisme de l'histoire militaire.
Napoléon, à la tête de sa « Grande Armée » symbolise parfaitement cette évolution, lui
qui, lecteur assidu de De Guibert, au-delà des simples divisions, va bâtir
jusqu’à 7 corps d’armée, dotés chacun d’une quarantaine de canons, d’unités
divisionnaires d’infanterie, de brigades de cavalerie et d’une intendance
adaptée à leurs besoins. Fort de cet outil manœuvrier, il a compris la
nécessité de prendre de vitesse ses adversaires avant l’engagement, de les
placer dans l’incertitude de ses propres intentions par des marches et
contremarches sur des centaines de kilomètres. S’il a gagné ses campagnes avec
les « pieds de ses soldats »
c’est parce qu’il a intuitivement compris les fondamentaux de l’art opératif.
En effet, il cherche à protéger ses « lignes
d’opération », ses routes d’approvisionnement tout en préservant une
réserve opérationnelle capable d’exploiter la faille adverse ou de renverser,
au bon moment, le rapport de forces. Il applique, comme une ébauche de « maskirovka [1]»,
en avant de sa progression ou sur ses flancs, un rideau de cavalerie légère
chargé de recueillir du renseignement mais surtout d’aveugler les
reconnaissances ennemies. Convaincu que l’attaque frontale ne peut être envisagée
qu’en dernier recours, ses modes d’action recherchent souvent l’enveloppement
puis la recherche d’un point de rupture (assez proche du « Schwer Punkt[2] »
allemand). Malheureusement, privé de son chef et de sa coordination, les corps
d’armée, livrés à eux-mêmes, peinent souvent, comme en Espagne ou lors de la
campagne de France de 1814, à mettre en place des opérations adaptées à la
situation ou complémentaires les unes des autres.
Mais l’illusion de cette « grande tactique » de circonstance va bercer l’art de la guerre
français jusqu’à la défaite de 1870-1871 car les grandes unités rassemblées
dans cette campagne ne s’appuient pas sur des états-majors de temps de paix et
n’ont, in fine, jamais combattues
ensemble avant les premiers combats. Face à elles, l’armée allemande s’est
dotée d’un grand état-major et d’une doctrine commune (les cadres pratiquent
déjà le « Krieg spiel [3]»et
le travail sur carte) préparée par Von Moltke depuis plusieurs années et les
officiers ont déjà « pensé »
le théâtre d’opération au-delà de la simple bataille décisive avec une vision
pré-opérative.
Après cette défaite, à la fin du XIXème
siècle, le ministre de la guerre Freycinet décide alors de constituer des corps
permanents et une inspection chargée d’évaluer leurs performances en temps de
paix et ce, tout en favorisant la création de l’Ecole supérieure de guerre
capable de former les futurs officiers d’état-major. C’est une révolution qui
porte ses fruits en termes d’efficacité mais elle se limite, une fois de plus,
à une vision élargie de la « tactique
pour les grandes unités » (manuel d’emploi de 1913) avec un effort porté
sur la mise sur pieds d’armées et de groupes d’armées. En outre, affaiblis
intellectuellement par le culte de l’offensive à outrance, l’armée française et
son chef, le général Joffre, vont, pour faire face à une attaque allemande,
abroger le plan XVI (prévu comme un plan de campagne dans la durée et dans la
profondeur). Malgré les critiques de certains tacticiens comme le général
Lanrezac (qui sauvera, au détriment de sa carrière, les armées françaises en
désobéissant) le commandement établit le plan XVII, simple attaque de grande
ampleur concentrée sur un seul point qui ne résistera pas au mouvement tournant
du plan allemand Schlieffen. Et
pourtant, en conduite, l’armée française mène, sans le vouloir, des actions
dans une dimension opérative, à l’image du miracle de la Marne où les moyens de
communication, la mobilité des unités via le chemin de fer et la recherche du
renseignement vont permettre au général Galliéni de frapper l’aile droite de
l’armée Von Kluck, l’obligeant à battre en retraite. Quatre ans plus tard, lors
de la bataille de Montdidier, le général Denenay, qui commande 15 divisions,
1600 pièces d’artillerie et deux bataillons de chars légers, va expérimenter la
bascule d’effort sur l’ensemble de son fuseau pour briser le dispositif
allemand. Attaquant d’abord sur le flanc gauche pour attirer les réserves
ennemies, il lance ensuite une offensive à droite avant d’appuyer son effet
majeur au centre. C’est ce type de schéma que les Soviétiques, princes de
l’opératique, pratiqueront en 1944 et 1945 dans des opérations comme « Bagration » ou face aux Japonais en
Mongolie.
Dans l’entre-deux-guerres, la pensée opérative
française subit de nouveau les effets d’un héritage, celui de la victoire de
1918, censée être la recette du succès tactique avec, uniquement, en point
d’orgue, la manœuvre et la puissance des appuis. Ce concept impose une
centralisation des feux et la constitution d’une réserve stratégique
d’artillerie à 56 régiments dès 1922. Pour les chefs militaires de l’époque, le
champ de bataille doit être une structure stable et peu mobile qui se conjugue sur
l’autel de la « bataille
méthodique » (à l’instar de la bataille de la Malmaison conduite par
Pétain en 1917) où la profondeur se limite à celle d’une armée (72 km) et pour
laquelle chaque corps et chaque division se voit cantonner à une partie du
front. Les réserves, quant à elles, ne sont engagées que pour « colmater » une éventuelle brèche mais
jamais pour exploiter, envelopper ou surprendre un ennemi. La défaite de 1940
sonnera le glas de cette vision étriquée de la « grande tactique » pour, après 1945 et tout au long des
décennies suivantes, favoriser l’apprentissage d’une opératique initiée par
l’allié américain.
2-
L’art opératif français tourné vers la vision anglo-saxonne.
Durant la période de la décolonisation, sur les
théâtres d’Extrême-Orient ou d’Afrique du Nord, la France a développé sa propre
vision opérative avec les enseignements tirés de la deuxième guerre mondiale et
avec l’expérience de nombreux chefs militaires maîtrisant l’espace colonial.
Elle a dû faire face à un adversaire irrégulier qui lui a imposé le combat au
sein des populations, face à des guérillas en rase campagne, en jungle ou en
zone urbaine.
A suivre
[1]
Art de la ruse, du camouflage et de la déception dans l’art opératif russe.
[2]
Point de rupture différent du centre de gravité, il est le point d’application
de la concentration des efforts en tactique comme en opératique allemande.
[3]
Jeux de guerre ou simulation des manœuvres dans le but d’en tirer des
conclusions et des enseignements.
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