Denier volet de notre étude de la vision française de l'art opératif.
Ils ont donné le meilleur pour faire face et
stabiliser les crises mais, si les méthodes de planification comme la GOP[1]
puis la COPD[2]
demeurent remarquables dans la compréhension du spectre des menaces, le rythme
et l’exhaustivité de ces procédures ne permettent pas toujours d’obtenir un
résultat sur un adversaire qui impose son « tempo »
et s’adapte sans cesse aux coups qu’on lui porte. De la même façon, la pression
des opinions publiques, le poids médiatique ou les perceptions des populations
au contact de la force sont bien souvent plus dévastatrices que les efforts de
communication opérationnelle ou les opérations dites d’influence entreprises
par les soldats des coalitions.
Aussi, alors que la France a démontré, depuis
plusieurs années, sa capacité à agir de manière autonome pour contrer des
foyers de crise émergents, comme au Sahel face aux groupes armés terroristes,
il s’agit donc de fonder, sans renier l’apport de nos alliés et de notre
doctrine, une « vision nationale » de l’art
opératif. Celle-ci pourrait être héritée, en particulier, de l’esprit insufflé
par le maréchal Leclerc alors que l’armée française cherchait à se rebâtir
après la défaite de 1940.
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Vers un art opératif français irrigué par l’esprit « Leclerc ».
Il est nécessaire, dans un premier
temps, de définir l’esprit « Leclerc ».
Cultivé en particulier par les anciens de la 2ème DB et par tous
ceux qui ont servi sous les ordres du maréchal, c’est une certaine idée du
métier de soldat et de la manière de s’approprier la mission. Surprise,
initiative, vitesse, audace, prise de risque et foi dans le succès sont les
principaux ingrédients de cette posture intellectuelle et de cette manière de
commander.
Celle-ci a d’ailleurs permis à ce grand chef de mener ses hommes à
la victoire comme en témoigne son ancien subordonné et ami le général de
Guillebon : « Jamais aucune de nos décisions si
soudaine soit-elle n'a été une improvisation. A partir du moment où il
envisageait une opération, son esprit y travaillait sans arrêt, jour et nuit,
car il dormait peu. Sans cesse, il revenait à son idée, regardant indéfiniment
la carte, mesurant les possibilités que lui laissaient les approvisionnements
et les moyens de transport, rêvant aux moyens de les augmenter. Il connaissait
les limites que les distances, le terrain, l'état des véhicules et des
approvisionnements lui imposaient. Il forçait nos limites par tous les moyens
humains, mais il ne les niait pas. Il n'y a pas de miracle dans les campagnes
de Leclerc, mais une merveilleuse préparation qui tenait compte de toutes les
possibilités, les amenait à un rendement jamais atteint. Il a opposé nos
camions à caisse de bois aux Panzer de Rommel ; d'un régiment quelconque
de l'armée coloniale, il en a fait un régiment de légende ; il s'est
imposé lui-même malgré les préventions et les doutes, non par un don
surnaturel, mais par un ensemble de qualités et de vertus très humaines
dominées par la volonté et la foi »
Le maréchal Leclerc a également la
hauteur de vue nécessaire pour sortir du simple prisme tactique et intégrer son
action, ou ses manœuvres, dans le contexte opératif du moment. En effet, quand
il débarque en Afrique en 1940 il entame le ralliement des unités présentes
tout en portant la voix du général De Gaulle et une certaine idée de la France
libre qui demeure encore à ses balbutiements. Au Tchad, il compose une force
qui s’intègre à la manœuvre britannique en Afrique du Nord et qui va bousculer
le dispositif italien en sud-Libye comme au Fezzan sur des échelles extrêmement
grandes, coupant les points d’appui des troupes de Mussolini de leurs bases,
voire les privant de moyens aériens (renseignement, bombardements). En France,
aux portes de la capitale en 1944, il intègre les problématiques
politico-militaires avec les Alliés pour influencer leur décision et libérer
Paris. Il tisse également des liens particuliers avec les résistants qui ont
lancé l’insurrection afin de coordonner les actions respectives. Pour vaincre
son adversaire retranché dans Paris, son analyse du centre de gravité allemand
démontre une perception opérative des belligérants puisqu’il s’agit de frapper,
au cœur de la ville, au PC du commandant en chef, le général Von Choltitz.
Engagé ensuite avec la 1ère armée française en Alsace, il participe
au renouveau des forces françaises qui, par leur investissement, gagneront le
droit d’être parmi les vainqueurs. Plus tard, à la tête du CEFEO, le maréchal
Leclerc fait rayonner ses moyens comptés
sur l’immensité du territoire Indochinois afin de prendre le contrôle des axes
et des points névralgiques du pays. Il estime avec justesse que le centre de
gravité opératif se situe au Tonkin et que la manœuvre militaire doit
rapidement s’accompagner d’un effet politique cohérent.
Fort de ce constat, dans le cadre des projections à
vocation opératives, l’armée française semble vouloir s’orienter vers une
nouvelle approche qui pourrait largement s’inspirer de l’esprit « Leclerc ». Elle pourrait
développer un style de manœuvre qui ne coordonne plus des moyens dans le cadre
d’une planification lourde mais privilégie la combinaison, de manière réactive,
des actions de natures différentes en fonction des lieux et des moments. Moins
tributaire de la notion de volume de forces et de la gestion de fonctions
transverses, le niveau opératif français pourrait organiser, selon un rythme
cohérent, la conduite d’actions de fond sur le spectre politico-militaire mais
aussi le développement d’opérations ciblées relevant tant du concept
d’influence que des concepts de coercition et de dissuasion (ce que fît Leclerc
avaec son artillerie devant Koufra en 1941, ou la prise de l’hôtel Meurice en
1944), et ce, afin de saisir les « opportunités
opératives » (seconde campagne du Fezzan en 1942 et l’embuscade de la Force
L contre la 90ème Pz allemande en 1943).
Comme le maréchal Leclerc l’a pensé (en particulier
en Afrique du Nord), la supériorité opérationnelle se gagnera, à l’avenir, par
une plus faible emprunte des forces qui, déployées en périphérie des « zones grises », seront plus
discrètes pour pouvoir surprendre l’ennemi dans ses sanctuaires ou ses couloirs
de mobilité. Moins sensibles aux modes d’action asymétriques ou aux frappes
terroristes, nos unités, modulaires dans leur format, à l’instar des
groupements tactiques de la 2ème DB devant Paris ou du groupe nomade
du Tibesti conduisant des coups de main sur Tedjere au Fezzan en 1940, priveront l’adversaire de l’initiative et
donc de sa liberté d’action. La manœuvre par le renseignement et la combinaison
des moyens interarmées permettra de cibler les objectifs, d’analyser les effets
des opérations sur l’environnement, de frapper l’ennemi selon des tactiques
indirectes dans des espaces élargis et aux dimensions importantes (Sahel par
exemple). Le colonel Leclerc, à l’époque, l’avait d’ores et déjà pris en compte
puisqu’il engageait, en 1914, ses bombardiers Blenheim depuis la base avancée
de Zouar dans le Tibesti sur la profondeur du dispositif italien et que, comme
le raconte le général Massu : « Le colonel Leclerc prend le commandement d'une reconnaissance
légère, avec une vingtaine de voitures, qui atteint la palmeraie de Koufra le 7
février 1941. Des renseignements sont obtenus auprès des indigènes du village,
le radio du poste radiogonométrique est fait prisonnier ». Dès lors, face à un adversaire irrégulier, la force
morale comme la foi du maréchal Leclerc dans sa mission (serment de Koufra) ou
sa devise « Ne me dites pas que
c’est impossible » seront des atouts pour combattre, dans la durée, puis
prendre l’ascendant sur tel ou tel groupe de combattants. Enfin, aujourd’hui,
comme hier, il faut s’appuyer sur ceux qui maîtrisent le milieu, hier les
troupes coloniales ou les FFI, aujourd’hui les forces partenaires des pays
souverains travaillant aux côtés des unités françaises dans ce qu’on appelle l’assistance
militaire opérationnelle (AMO). Cette forme d’échange de savoir-faire et
d’expérience a d’ailleurs montré sa plus-value et tranche largement avec le
« mentoring » d’autres
opérations ou sur la formation « in
situ » de troupes selon des standards otaniens. La mise en œuvre
actuelle par la France, dans la BSS[3], d’un
commandement et de moyens à dimension opérative, avec l’organisation de bases
avancées et des opérations associant moyens ISTAR[4],
troupes au sol, frappes air-sol, forces spéciales mais aussi détachements mixtes
avec des armées africaines ou encore actions d’influence et coopération
internationale politico-militaire, semblent tendre vers un renouveau de
l’opératique à la française héritière du sens et des principes de l’esprit
« Leclerc ».
Pour conclure, l’armée française
n’a pas une histoire riche dans le domaine de l’opératique du fait des
influences issues des penseurs du XVIIIème siècle et d’une priorité
donnée à l’organisation des unités plutôt qu’aux procédés et aux objectifs de l’art
opératif. Néanmoins, face aux évolutions de la guerre, en particulier au XXème
siècle, certains chefs militaires ont instinctivement bâtit une approche
particulière pour s’adapter à un adversaire conventionnel ou à des situations relevant
plutôt de la contre-insurrection. L’influence anglo-saxonne a ensuite longtemps
imposé une planification lourde et procédurière, limitant l’initiative au
bénéfice de la recherche d’un consensus multinational. Face aux défis
d’aujourd’hui ou de demain, et alors que la France s’engage souvent seule sur
des théâtres d’opérations aux échelles extraordinaires et aux dimensions
complexes, la perception visionnaire du maréchal Leclerc, et de l’esprit qu’il
a transmis à ses unités de 1940 jusqu’ à
sa mort accidentelle, apparaît comme une approche adaptée aux défis des
engagements opératifs français et transparait dans l’actualité opérationnelle
du moment qu’il s’agit maintenant de pérenniser.
J'ai participé récemment à une opération au TCHAD baptisée "BARKHANE", commandée par un chef qui cultive avec ferveur l'esprit du maréchal LECLERC. Surprise, initiative, vitesse, audace, prise de risque et foi dans le succès ont permis encore une fois de remplir avec succès tous les objectifs qui nous avaient été assignés.
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