La marche à l’ennemi, ce mouvement vers l’adversaire et préliminaire au contact ou à la manœuvre, a toujours été une préoccupation ancienne des stratèges ainsi que des généraux. Comme l’atteste Yann Couderc dans un récent article (http://suntzufrance.fr/de-la-marche-a-lennemi/ ), Sun Tzu abordait déjà, en son temps, ce procédé, certes de façon plus empirique que théorique mais clairement réfléchie. Plus tard, la marche à l’ennemi sera perçue comme le monopole des forces du Pacte de Varsovie qui la formaliseront d’ailleurs dans les domaines tactiques et opératifs et ce, jusque dans l’organisation ou l’articulation des petites unités.
Aujourd’hui, ce terme semble être devenu marginal dans le vocabulaire guerrier et dans le référentiel doctrinal occidental. Il paraît également se confondre avec la manœuvre, alors qu’il s’agit pourtant bien de deux temps différents de l’action. En outre, la tentation des armées modernes de sous-estimer des ennemis potentiels, dans un engagement dissymétrique, accentue la désaffection pour cette méthode particulière de l’art du mouvement militaire.
Nous chercherons donc à réhabiliter la marche à l’ennemi en démontrant la nécessité de son apprentissage et de sa maîtrise face à un adversaire dont on connaît mal les intentions et qui pourrait rechercher la surprise afin de palier son infériorité technique.
Pour cela, nous montrerons l’importance de ce procédé dans l’histoire militaire avant de faire un constat contemporain de son évolution et de proposer quelques pistes de réflexion.
1- La marche à l’ennemi dans l’histoire militaire.
Pour l’armée romaine, le premier devoir tactique du commandant était d’organiser l’ordre de marche de ses troupes en prenant en compte le relief et l’ennemi. Dans ce cadre, deux règles majeures étaient observées, l’envoi d’éclaireurs en avant et sur les flancs pour lever le brouillard de la guerre mais aussi la protection des bagages ou du ravitaillement (c’est le dispositif de marche dit « agmen quadratum »). La légion romaine engage alors sa marche à l’ennemi selon la structure de la « ligne triple » précédée de troupes légères (ou Vélites), dispositif qui permet une grande souplesse dans la configuration des cohortes face au mode d’action ennemis une fois que celui-ci est connu. En effet, cela permet de se former, au contact, en « phalange », en « cuneus » ou en « ordre oblique ». A ce titre, à chaque fois qu’un chef romain négligera cette marche à l’ennemi, il provoquera une défaite cuisante à l’image de Varus dans la forêt de Teutoburg ou de Crassus à la bataille de Carrhes.
Plus tard, la chevalerie française sera victime de ses charges brutales qui lui interdisent toute réversibilité afin de réagir au moment où le dispositif ennemi apparaît, en particulier face aux archers anglais de Crecy en 1346. L’idée de marche (et de contremarches) est un leitmotiv des grands penseurs tactiques comme Folard, Monteccucoli ou encore le comte de Guibert qui, dans son « Essai général de tactique » de 1772 évoque longuement les ordres de marche en divisions (il détermine également la position de l’artillerie pendant le mouvement) considérant qu’« on veuille mouvoir l’armée en masse, elle sera maladroite, lente, incapable de grandes manœuvres. Qu’on la partage en plusieurs corps, chacun d’eux agira séparément avec plus de célérité » et « les divisions ont pour objet principal de simplifier les ordres de marche et de faciliter, ainsi que d’accélérer les mouvements par lesquels l’armée peut prendre un ordre de bataille ».
Napoléon, quant à lui, en créant les corps d’armée et en imposant des déplacements sur trois axes parallèles mettra en pratique cette idée de marche à l’ennemi. Avec la première guerre mondiale et le développement d’une vision scientifique de la guerre, les Alliés de 1918 conceptualisent ce mouvement interarmes en combinant l’action de l’artillerie, des chars et des fantassins. Mais ce sont les Soviétiques qui vont le plus loin dans ce domaine avant, pendant et après le second conflit mondial. En effet, comme le souligne David M. Glantz dans son ouvrage « Soviet military operational art , in pursuit of deep battle », ils intègrent la marche à l’ennemi jusqu’au niveau opératif afin de disposer, en temps voulu, de tous les moyens disponibles pour réorienter leur effort, enchaîner les actions sur un rythme soutenu, garder l’initiative et s’enfoncer dans la profondeur du dispositif adverse.
Mais que reste-t-il de ce procédé dans les engagements contemporains ?
2- La marche à l'ennemi existe-t-elle encore aujourd’hui ?
Il est intéressant de noter qu’actuellement, hormis le TTA 106 ou le TTA 808 (qui décrit l’ennemi générique), peu de textes doctrinaux français décrivent la marche à l’ennemi. Ce procédé défini comme « visant à prendre le contact avec l’ennemi, en adoptant un dispositif de marche déterminé permettant de manœuvrer d’emblée et de conserver l’initiative dans la foulée du premier contact » n’est plus explicité dans la doctrine française qui cantonne, à l’instar du document FT 02 (document du CDEF[i]), les fondamentaux tactiques à la manœuvre quaternaire mise en œuvre dans les modes d’action choisis au moment de l’engagement du combat. Il en va de même pour les dispositifs adoptés par la brigade ou le GTIA (groupement tactique interarmes) qui partent du postulat que le déploiement est uniquement fonction de la mission reçue (sans interaction aucune avec l’ennemi).
Néanmoins, le général Yakovleff, dans son livre « Tactique théorique », traite et illustre la marche à l’ennemi, décrivant cette dernière comme « une sorte d’hybride entre le mouvement et le combat ». Il clarifie les composantes de ce procédé fait de bonds, de vitesses tactiques adaptées aux circonstances et de variantes : le mouvement en sûreté (la rencontre avec l’adversaire est considérée comme improbable), le mouvement avec soutien (la rencontre est estimée probable) ou le mouvement avec appui (le contact est imminent), le tout précédant un moment clé, la prise de contact. En fait, la tactique est aujourd’hui dominée par la dictature du mode d’action, de la manœuvre (combinaison du mouvement, du choc et du feu) dans laquelle on considère pouvoir disposer de l’initiative initiale grâce aux multiples capteurs déployés en amont de l’engagement. Accepter la marche à l’ennemi, c’est accepter l’incertitude, la friction, le brouillard de la guerre, autant d’éléments qui sont synonymes de prise de risque dans un monde qui ne l’accepte plus. Et pourtant, paradoxalement, le risque est engendré maintenant par ce refus de se dévoiler le plus tardivement possible laissant à nos adversaires la liberté de lire, dans un dispositif, nos intentions. Alors comment renouer avec la marche à l’ennemi ?
3- Revenir aux fondamentaux : marcher à l’ennemi.
Sans tomber dans le formatage soviétique qui faisait de la marche à l’ennemi une action rythmée selon des tempos identifiés ou des unités prédéfinies (le bataillon de chars autonome, le groupement d’artillerie divisionnaire,…), il apparait nécessaire de se réapproprier ce procédé, source de surprise chez l’ennemi (qu’il soit conventionnel ou irrégulier, voire asymétrique d’ailleurs), permettant de préciser le renseignement, obligeant l’adversaire à engager prématurément sa réserve ou à dévoiler son dispositif. Bref revenir à l’essence de l’action visant à « marcher à l’ennemi » à savoir celle « consistant à porter en sûreté un ensemble de forces vers un ennemi qui n’est pas au contact ou se dérobe, en vue d’établir ou de rétablir ce contact de façon étroite et d’engager le combat pour : a- renseigner ; b- couvrir les mouvements et déploiements des échelons suivants ; c-éventuellement s’emparer d’objectifs tactiques ».
Pour cela, les entraînements, comme les exercices doivent éviter d’imposer une manœuvre dès une ligne de débouché connue pour préférer une action de rencontre propre à développer le sens tactique, l’initiative et le sens de l’adaptation des unités comme des états-majors. Sur le plan doctrinal, il s’agit également d’innover en construisant des dispositifs de marche génériques multiples permettant d’optimiser la reconnaissance, l’éclairage, la recherche du renseignement tout en préservant une capacité de basculer simplement de la défensive à l’offensive en passant par le mouvement rétrograde ou le contrôle de zone et ce, sans perdre l’avantage des fonctions d’appui ou de soutien. Au sein de la méthode d’élaboration d’une décision opérationnelle (MEDO), les modes d’action ne doivent être que le prolongement d’une (ou de plusieurs) articulation (s) de marche intégrant la sûreté, la vitesse, le terrain, la réactivité et la sauvegarde de l’initiative.
Pour conclure, la marche à l’ennemi doit revenir un credo de la réflexion tactique. Elle est, en effet, à la convergence de trois principes de la guerre majeurs. En effet, c’est dans ce sens qu’elle préserve la liberté d’action (capacité à agir, à réagir) et fait que le principe d’économie des moyens (articulation, répartition des moyens) préparera, après la prise de contact, le moment opportun pour concentrer les efforts disponibles sur courts préavis et sans contraintes imposées par un ennemi aveuglé par l’incertitude.
Frédéric Jordan
Il est surprenant de constater le relatif mutisme, que vous pointez bien, de l'armée de terre française concernant ce concept.
RépondreSupprimerLa notion n'a pourtant rien de connotée. La mission "reconnaître" s'inscrit ainsi par exemple bien en ce sens, en demandant d'aller chercher le renseignement, en ouvrant au besoin le feu pour affiner les intentions de l'ennemi, et pouvoir réagir en conséquence. Une section qui progresse le long d'un axe en territoire ennemi, en ayant un élément de reconnaissance en avant, me paraît ainsi tout à fait réaliser de la marche à l'ennemi.
Curieux, donc, que cette notion ne soit pas plus explicitement nommée dans notre doctrine.
Le terme "marche à l'ennemi" renvoie à l'image lourde et procédurière que nous nous faisions des opérations soviétiques de niveau tactique.
RépondreSupprimerIl serait intéressant de savoir ce que les Soviétiques puis les Russes ont fait de cette fameuse marche à l'ennemi en Afghanistan, en Tchétchénie ou en Géorgie...
Johann