Nous continuons notre revue de la pensée tactique dans l'histoire militaire avant d'aborder les principales évolutions concrètes de cet art sur le terrain. Je mets également à jour la rubrique "Mémoire et évènements" de votre blog avec un lien vers l'exposition sur "l'art en guerre" au musée d'art moderne de la ville de Paris. C'est en effet une autre manière de percevoir la conflictualité et ce, au travers des oeuvres d'artistes traduisant les sentiments, les peurs voire les impressions des contemporains face à l'avènement du second conflit mondial.
2-5 La naissance de l’art opératif, l’avènement des blindés
et la période contemporaine.
La pensée opérative apparaît, dès
le XIXème siècle, dans la manœuvre napoléonienne mais aussi dans ses
écrits. En effet, ces derniers évoquent cette perception de la guerre sous un
prisme plus large (notamment dans la correspondance à destination de ses
généraux[1])
empreinte de références au centre de gravité ou aux lignes d’opération. On la
retrouve dans l’œuvre de penseurs comme Jomini, dont la « grande tactique » avec sa science
des mouvements des armées en dehors du champ de bataille élargit l’espace du
combat. La guerre de sécession américaine sera ainsi l’héritière de cette
vision car conduite sur un théâtre d’opérations immense où cohabitent plusieurs
fronts et où les lignes de communication, la mobilité mais également l’économie
des forces seront cruciales pour obtenir la victoire. En guise d’illustration, il
suffit de faire un « focus »
le raid du général nordiste Sherman qui réussira par une audacieuse (mais destructrice) manœuvre de
débordement opérative à couper en deux les arrières Confédérés.
Plus tard, les Allemands
formalisent l’art opératif en préparant le plan Schlieffen lancé en 1914 pour
envelopper la masse de manœuvre française par un mouvement tournant qui déborde
largement sur le territoire belge. Néanmoins, c’est bien après-guerre que
certains pays se l’approprient. En fait, les Soviétiques s’emparent de cette
théorie opérative avec le concept « d’opérations
en profondeur » conçu dans les années 1930 par des officiers comme Frunze,
Toukhatchevski, Triandafilov, Seydakin ou Eideman. D’un point de vue théorique,
l’adversaire est perçu comme un système qu’il faut fragiliser puis désorganiser
par l’action d’un choc opérationnel : l’Udar. Celui-ci peut être atteint par la combinaison des dimensions
géographique (frapper l’ennemi dans la profondeur, jusqu’à 100 km pour déstabiliser ses
arrières et son commandement), chronologique (attaques multiples et recherche
de l’opportunité pour percer en privilégiant la surprise) ou cognitive
(désinformation, déception ou Maskirovka[2]). Cette doctrine
sera mise en œuvre dès la bataille de Khalkhin Gol en 1939 face aux Japonais
(voir notre article sur ce sujet) puis durant toute la seconde guerre mondiale.
L’entre-deux guerres voit
également l’émergence d’un foisonnement intellectuel dans le domaine de la
tactique, en particulier avec l’avènement des blindés. Les officiers allemands,
mais aussi britanniques (Fuller) et français (colonel De Gaulle) développent
des modes d’action basés sur l’emploi des chars avec un appui massif de
l’aviation. La recherche de la percée et de l’encerclement (le chaudron
allemand) devient la norme ainsi que la recherche de l’initiative et de la
subsidiarité dans les choix tactiques (Auftrags
Taktik[3]) des chefs au
contact. L’emploi des transmissions doit ainsi faciliter le contrôle d’unités
mécanisées rapides, réactives et puissantes. Le second conflit mondial gardera,
en substance, cette pensée militaire, tout en bénéficiant d’innovations techniques
remarquables et des progrès de la manœuvre amphibie (guerre du Pacifique).
Avec l’avènement de l’arme nucléaire,
dès 1945, la tactique semble s’enfoncer dans une période de déshérence jusque
dans les années 1970, même si la décolonisation ou les soubresauts de la Guerre Froide rappellent son
nécessaire apprentissage. En effet, les guerres d’Indochine et d’Algérie, comme
celle de Corée montrent la nécessité de s’adapter à un nouvel adversaire
irrégulier comme à des milieux contraignants. Dès lors, on redécouvre la lutte
contre les guérillas, la guerre de postes, les camps retranchés ou l’emploi
d’unités légères mobiles (les troupes aéroportées ou les commandos de chasse
par exemple) face aux combattants Vietminh ou ceux du FLN algérien. De la même
façon, le combat en montagne coréen apparaît, aux soldats américains et même
français, très vite en décalage avec les références doctrinales européenne
(face au Pacte de Varsovie en centre Europe), tant dans l’utilisation des
chars, de l’artillerie que du génie. De la même
façon, le Vietnam montrera les limites tactiques et techniques des
armées modernes face aux Viêt-Cong.
Il faudra attendre les théories
du Soviétique Sokolovski en 1962 pour voir renaître des théories tactiques
conventionnelles élaborées et formalisées dans les règlements d’emploi. On y
trouve un retour à l’offensive, à la manœuvre mais également un refus de tout
esprit défensif. Ce n’est qu’en 1984 que le général Gareev tente de revenir aux
opérations dans la profondeur comme aux vertus de la planification alors que
l’Armée rouge peine à s’adapter aux insurgés afghans dans un pays au relief
rude et cloisonné. Parallèlement, les Etats-Unis développent l’ « Air land battle » combinant
l’action des forces aériennes et terrestres mais surtout aéromobiles afin de
toujours garder l’initiative sur l’adversaire grâce notamment à la
complémentarité des feux, à celle des effets et surtout à une mobilité accrue
pour basculer l’effort d’un côté ou de l’autre du théâtre d’opérations.
Aujourd’hui, l’émergence des
conflits asymétriques semble avoir réveillé la pensée tactique, en particulier
occidentale, avec un débat sur la contre-insurrection et/ou contre-rébellion.
Dans ce cadre, les expériences passées, comme l’exemple de grands chefs
militaires, servent de base à la réflexion. Celle-ci s’appuie sur la « relecture » des écrits de vétérans
comme Gallula ou encore Trinquier (enseignements de la guerre d’Algérie) voire
sur l’évocation des campagnes de Suchet en Espagne, des généraux Huré au Maroc
et Gallieni en Afrique ou au Tonkin.
Pour les opérations plus
conventionnelles, la tactique demeure encore peu développée dans les ouvrages
de ce début de XXIème siècle, hormis quelques « best sellers » à l’instar de
« Tactique théorique » du
général Yakovleff mais surtout avec des
livres à portée historique comme ceux de Jean Lopez ou d’Anthony Beevor (seconde
guerre mondiale) et quelques revues spécialisées. Gageons donc que ceci
représente les prémices d’un élan plus large en la matière.
A suivre…
[1] Voir l’analyse réalisée
par Bruno Colson dans son ouvrage : « Napoléon, de la guerre ».
[2] Techniques de déception
soviétique, voir notre article sur le sujet.
[3] Commandement par
objectif : détermination d’un effet majeur et compréhension de l’esprit de
la mission jusqu’au plus bas échelon pour aiguiser l’initiative.
Particulièrement développé dans l’armée allemande qui attaque la France en 1940.
Bonjour,
RépondreSupprimertrès intéressé par votre article, j'aimerais approfondir le sujet, auriez vous d'autres références, des livres de doctrine et de stratégie mais russes centrés sur l'udar, mais aussi l'Okhod et la stratégie de l'attaque en profondeur en général ?