Hier, j’ai eu l’opportunité de suivre la soutenance de thèse du lieutenant-colonel Entraygues sur le célèbre et controversé officier, tacticien, stratège et stratégiste britannique, John Frederick Charles Fuller. Ce travail universitaire est inédit puisqu’il représente la première biographie « intellectuelle » de cet illustre militaire, d’autant qu’il est réalisé grâce à une collaboration franco-britannique rare entre la Sorbonne et le King’s College. Le futur doctorant a donc mené un énorme effort d’archivage, de recherche et d’étude des documents relatifs à Fuller. Ce dernier, en effet, a rédigé, entre 1913 et 1961, 48 livres (dont certains sont rares et pour la plupart non traduits en français), 120 articles, 80 conférences et 200 lettres (en particulier celles échangées avec Liddell Hart), sans compter les notes tactiques (pendant son engagement durant la première guerre mondiale) et ses carnets personnels. Cette thèse, saluée par le jury comme un remarquable travail d’analyse et de synthèse de l’œuvre et de la pensée de JFC Fuller, s’articule sur l’idée d’un « darwinisme » stratégique et sur le rôle central de l’histoire militaire dans la conception ou la conduite des opérations.
Le lieutenant-colonel Entraygues, passionné par la carrière de JFC Fuller, a donc cherché à démontrer combien la pensée stratégique de cet officier général avait, malgré les polémiques, toujours été pertinente mais surtout qu’elle restait d’actualité. Selon lui, le stratégiste a, non seulement été un penseur de son temps, mais demeure aussi un « génie militaire » d’après son temps. Il rappelle néanmoins que l’homme a toujours été sujet à controverse : iconoclaste, manquant de tact, anti bolchévique, fasciste (il rejoindra le mouvement d’Oswald Mosley pendant l’entre deux-guerres), intolérant, égocentrique mais également, il constate que, malgré son rejet par « l’establishment militaire britannique », il a continué à défendre ses convictions (en 1916, le général Haig, commandant le corps expéditionnaire britannique, était en parfait désaccord avec ses idées).
Le mémoire de doctorat revient ainsi sur certaines notions « clés » propres à Fuller. Tout d’abord, il rappelle l’influence de l’officier du Tank Corps, entre 1916 et 1918, dans la théorisation de la « tactique de percée blindée » (il était chef des opérations au cours de la bataille de Cambrai) puis décrit l’écrivain qui considère l’histoire militaire comme le fondement impérieux de la culture générale de l’officier. Ce dernier point pourrait s’expliquer par une existence liée à la jointure temporelle que constitue la période de transition technique, politique, économique, culturelle et doctrinale qu’il connaît, de son enfance victorienne à la guerre froide.
D’abord inspiré par les penseurs militaires français d’avant 1914 comme Gustave Le Bon, Foch, Ardant du Picq ou Grandmaison (à l’instar de son ouvrage « Training soldiers for war »), il influence à son tour des historiens comme Gaston Bouthoul et devient le précurseur des « néo-clausewitziens » après 1945 (notions de centres de gravité, nécessité de maîtriser l’histoire militaire).
Il dénigre les notions de « leadership » et de « management » dans les affaires militaires, leur préférant son paradigme de « generalship » pour analyser les décisions des grands chefs du premier conflit mondial et rechercher les qualités essentielles du bon stratège ou tacticien.
Il défend finalement sa thèse de « darwinisme » militaire et stratégique ébauchant une loi d’évaluation militaire (avec des facteurs tactiques constants) et démontrant un lien entre civilisations et tactiques. Pour lui, les sociétés qui maîtrisent une nouvelle arme remportent des succès jusqu’à ce qu’un adversaire trouve une parade pour parer au danger. Le parallèle avec le monde animal est souligné même si la guerre est davantage comprise comme un conflit d’idées dans lequel les armes sont principalement les changements intellectuels, doctrinaux et moraux. A cet égard, le lieutenant-colonel Entraygues défend la pertinence de cette théorie pour la polémologie contemporaine considérant, à son tour, que les évolutions du moment dans divers domaines (cyber guerres, droit des conflits armés, stratégie spatiale, …) illustrent le propos de Fuller. Celui-ci était donc convaincu que la guerre n’était pas un art mais une science, regard que l’on peut qualifier non pas d’inductif mais de déductif de la conduite des opérations.
Pour conclure, ce travail doctoral devrait faire l’objet rapidement d’une publication qui, associée à l’édition française inédite de trois livres de JFC Fuller (traductions réalisées par le doctorant au cours de son travail de recherche), permettra de mieux appréhender la pensée de ce stratégiste, sa richesse, son apport mais aussi, peut-être, ses failles ou ses points de convergence avec d’autres écrits plus ou moins anciens.
Néanmoins, alors que son ami et contemporain Liddell Hart demeure un classique de la stratégie (particulièrement avec son « approche indirecte ») Fuller est souvent resté dans l’ombre, y compris en ce qui concerne l’emploi des blindés. Cette étude arrive donc à point nommé pour compléter le débat. Bravo au nouveau docteur en histoire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire