C’est en relisant de nombreux documents et ouvrages sur la bataille de Verdun que j’ai voulu souligner un aspect particulier de cette confrontation considérée comme un des tournants de la première guerre mondiale. En effet, les combats, qui se sont déroulés du 21 février au 19 décembre 1916, ont été d’une incroyable violence et ont causé d’effroyables pertes dans les deux camps. Les lieux, les manœuvres menées, le déroulement de la bataille, les choix de commandement sont tous riches d’enseignements tactiques, propres à mieux comprendre les défaites locales, les succès des uns et des autres ou encore le nombre de victimes.
Pourtant, au-delà de ces leçons ou de la simple chronologie des évènements, mon propos sera de montrer que la résistance française face à la ruée allemande de 1916 est liée, en grande partie, au courage, aux initiatives et à la pugnacité des « poilus » sur le terrain.
Dans ce cadre, il suffit de relire ce témoignage du maréchal Pétain en 1918 évoquant les unités de Verdun : « les troupes du 30ème corps déployaient une vaillance étonnante et presque invraisemblable. Chaque centre de résistance,- bois, village, lacis de tranchées éboulées ou groupement chaotique de trous d’obus-, permettait à nos unités de renouveler les exploits (…). Le soldat et l’officier français, comprenant la grandeur de leur tâche, s’en acquittaient avec stoïcisme ; perdus dans un océan déchainé, sachant que nul n’entendait leurs signaux de détresse, ils s’acharnaient à ralentir le flot qui les débordait les uns après les autres et préféraient la mort ou l’horrible captivité au salut qu’ils eussent pu trouver dans la retraite. Nos hommes souffraient et peinaient au-delà de ce que l’on peut imaginer ; ils accomplissaient leur devoir avec simplicité, sans forfanterie et, par là, ils touchaient au sublime ».
Fort de cet hommage, nous verrons, dans les lignes qui suivent, tout d’abord les raisons pour lesquelles la place de Verdun n’était pas prête à faire face à une offensive allemande, avant de faire un inventaire des forces en présence à l’aube du premier assaut puis de conclure sur le rôle majeur du facteur humain dans la résistance française.
Verdun, une partie du front négligée.
Fin 1915 déjà, le général Gallieni fait part, en vain, au général Joffre, commandant le grand quartier général (GQG), de ses préoccupations quant aux défauts d’organisation des défenses dans les régions de la Meurthe, de Toul et de Verdun. En outre, il apparaît que, bien souvent, dans cette zone, les réseaux de tranchées ne sont pas complétés et que le dispositif défensif est insuffisant ou délabré. En fait, si théoriquement, le système français entre Meuse et Woëvre comprenait trois positions principales, tous les témoignages font état d’une première ligne « pitoyable » (sans créneaux, postes de guetteurs ou postes de tir), d’une seconde « embryonnaire » et d’une troisième « aux ouvrages abandonnés depuis longtemps ». Les champs de fils barbelés ne sont pas entretenus, les abris pour artilleurs et fantassins sont laissés sans entretien et les positions de pièces d’artillerie ne sont plus adaptées à recevoir des canons. Il n’y a, de la part du commandement, aucune vision d’ensemble, aucun effort pour compléter les défenses. Entre les forts on observe de larges secteurs sans protection qui offrent à l’ennemi des couloirs d’infiltration et d’enveloppement. C’est le cas par exemple du terrain entre Brabant et Consenvoye, où il n’y a, comme le décrit le général Becker, chef d’état-major du 30ème corps : « pas de tranchée de combat continue, des tronçons, reliés par quelques fils de fer, si ce n’est par une simple haie. Vermisseaux bien souvent encore à trop fort relief ; à parapet peu épais, sans parados, ni traverse (…) et quelles facilités ainsi pour les infiltrations de l’assaillant ! ». A l’arrière, les routes sont transformées en fondrières, les matériels épars ou abandonnés pourrissent sous la pluie. Il y a peu de boyaux pour permettre l’acheminement des renforts ou de l’approvisionnement, mais également peu de postes de commandement solidement organisés en des points tactiquement choisis et capables d’assurer l’observation ou les liaisons.
Au-delà de cette organisation de terrain, le commandement français, pendant longtemps et ce, malgré les comptes rendus des chefs de corps des unités déployées à Verdun, se refuse à considérer ce secteur comme une priorité pour le déploiement de l’équipement, des unités ou encore pour la mise en œuvre de travaux d’aménagement par le génie. Joffre, d’ailleurs, soutient fermement que, sur tout le front, les défenses sont prêtes et suffisamment pourvues. Le stratégiste britannique Liddell Hart raille donc cette réponse optimiste écrite le 18 décembre 1915 par le général en chef français face aux inquiétudes du ministère de la guerre : « cette réponse de Joffre devrait être encadrée et suspendue dans les locaux de toutes les bureaucraties du monde entier pour servir d’avertissement éclatant et perpétuel… Son bureau des Renseignements lui donna bien, de bonne heure, des précisions sur les préparatifs allemands à Verdun. Mais son bureau des Opérations était si plein de ses projets d’offensive que ces avis trouvèrent sourde oreille ».
Mais, ce que certains contemporains et historiens décrivent comme la « suprême faute », c’est bien le désarmement de la place de Verdun décidé par le GQG dès l’été 1915. Ainsi, en octobre de cette même année, on avait prélevé sur cette partie du front 43 batteries lourdes avec 128 000 coups et 11 batteries à pieds, laissant les fantassins sans appuis feux d’envergure. De la même façon, les officiers d’état-major considèrent, à ce moment-là, qu’il est inutile de valoriser les forts de Verdun (pourtant l’épine dorsale défensive du secteur) et que l’on peut prélever les troupes et le matériel qui s’y trouvent. Leur raisonnement s’appuie en effet sur une erreur d’appréciation quant à la faible résistance des fortifications belges de Liège ou de Maubeuge et de celle de Manonviller en France au début du conflit. En fait, si ces forts ont été capturés c’est en raison de leur vétusté ou de l’absence de forces déployées autour pour les appuyer. En effet, des essais menés sur le fort du Rozelier en 1897 avaient démontré la robustesse du béton français et la puissance de feu des tourelles de 155mm et de 75mm de ce type d’ouvrages. Pourtant, il faudra attendre l’offensive allemande de 1916 pour que le commandement modifie sa vision opérationnelle.
Etat des lieux à la veille de l’offensive allemande.
Dès la fin de l’année 1915, les Allemands développent le réseau ferré au nord de Verdun pour concentrer les équipements et les hommes nécessaires à l’offensive, en particulier l’artillerie lourde dont la concentration est rapidement détectée par les Français (malgré les efforts de discrétion). A titre d’illustrations, sont repérées, en janvier 1916, plus de 100 pièces au bois de Tilla et des canons de 210mm au bois de Tilly. Berlin a ainsi rassemblé 11 divisions d’infanterie pour l’assaut soit plus de 100 bataillons (près de 150 000 hommes) entre Brabant et Etain mais également 300 pièces d’artillerie légères et 540 canons lourds pour battre un front de 12 km ! Ces tubes sont appuyés sur les flancs de l’assaut principal par 210 canons sur la rive ouest de la Meuse et par 190 autres en Woëvre. Ces batteries sont approvisionnées à trois jours de feu sur les positions et peuvent compter sur trois jours supplémentaires stockés sur les arrières (entre 2000 et 6000 coups par batterie suivant les calibres). Le Konprinz, conscient de la faiblesse du dispositif français dans la région, veut percer à Verdun par une action brutale faite d’un feu roulant dévastateur suivi de vagues de fantassins appuyées par des lance-flammes et par des gaz de combat. L’objectif est bien de tailler dans les positions françaises des couloirs où tous les obstacles (réseaux de barbelés, épaulements, créneaux de tir, abris, défenseurs et tranchées) sont écrasés. Il est prévu de dépasser les points d’appui qui résisteraient avant de les encercler et de les neutraliser. De plus, l’artillerie impériale fera un effort important sur les arrières françaises, dans la profondeur, afin d’empêcher la montée des renforts vers les lignes et détruire les centres logistiques adverses (gares, dépôts de munitions, ponts,…).
De leur côté les Français disposent, à Verdun, d’à peine 30 000 hommes (30ème corps du général Chrétien) et d’un peu moins de 300 pièces d’artillerie, des canons de 75mm pour la plupart. Seules trois divisions sont en premières lignes (les 72ème, 51ème et 14ème divisions) et 14 bataillons sont en réserve de corps d’armée. Deux divisions sont en réserve d’armée et peuvent intervenir rapidement mais le 20ème corps d’armée est seulement en cours de déploiement à Bar le Duc. Les 160 km de lignes téléphoniques entre les centres de résistance, les postes de commandement et les unités d’appui sont établies à l’air libre et seront hachées en quelques heures. Les artilleurs se plaignent de n’avoir pas d’avions de réglage en quantité suffisante et d’être perpétuellement survolés par des appareils ennemis, faute d’avions de chasse pour les écarter.
Dès lors, au matin du 21 février, sur les 12 km d’attaque, 34 bataillons français, mal appuyés, vont devoir tenir en échec 72 bataillons allemands (dont l’effectif est bien supérieur aux unités françaises de même niveau) soutenus par leur formidable artillerie lourde, c’est une lutte à 1 contre 3. Quand l’offensive est lancée, après neuf heures d’un feu colossal, 8 divisions allemandes (6 en tête et 2 en réserve) se jettent à l’assaut de Verdun. Seul le courage des « poilus » les tiendra en échec.
La force morale du soldat français : le dernier rempart.
Alors que le feu s’abat sur 12 km de front au nord de Verdun, les premiers jours de la bataille seront ceux des milliers d’initiatives et d’actes de bravoure des hommes en première lignes, ceux-là même qui devront gagner les délais nécessaires à l’arrivée des réserves, à la réorganisation du commandement et à l’usure du mouvement allemand. Je retiendrai donc quelques exemples pour illustrer cette formidable force morale qui animera ces combattants qui tiendront leurs positions ou les défendront jusqu’au sacrifice pour permettre le rétablissement de la situation. Mais le calvaire ne s’arrêtera pas là et durera encore plusieurs mois meurtriers dans cet « enfer de Verdun ».
Comment ainsi ne pas citer les combats du Bois des Caures les 21 et 22 février 1916 où les 1300 chasseurs à pieds du lieutenant-colonel Driant sont attaqués par 10 000 soldats allemands appuyés par 40 batteries lourdes, 7 unités d’artillerie de campagne et 50 lance-mines. Les compagnies de ce bataillon comme celle du lieutenant Robin, celle du lieutenant Simon, du capitaine Seguin ou du capitaine Vigneron affronteront des Allemands numériquement supérieurs et ne compteront plus que 300 hommes après 2 jours d’affrontement. Les assaillants seront ralentis ou stoppés par des hommes épuisés (physiquement et psychologiquement) mais combattifs, à l’instar des sergents Leger et Legrand avec 12 de leurs hommes qui, armés de mitrailleuses et de grenades, résistent quelques heures à deux bataillons ennemis. Les 25 heures de lutte des unités au contact imposeront aux Allemands une progression d’à peine 2 km par jour jusqu’au 26 février, permettant le rétablissement du front par l’arrivée des réserves. Partout, c’est le même scénario qui se répète comme au bois d’Hertebois où des fragments des 164ème, 233ème, 243ème et 327ème régiments, commandés et harangués par le lieutenant-colonel Hepp ne se replient, sur ordre, que le 23 février en fin d’après-midi. Du 24 au 25 février, les unités dispersées, malgré les ordres et les contre-ordres tentent d’établir une nouvelle ligne de défense. Les unités sont ainsi furieuses d’apprendre que le fort de Douaumont, sur l’ordre du GQG, est abandonné aux Allemands sans résistance tout comme la Woëvre (toujours tenue) alors que depuis trois jours ils mènent une lutte éperdue pour ne pas être mis en déroute. Cette opiniâtreté apparaît dans le témoignage d’un sous-officier du 35ème régiment d’infanterie qui fait la liaison avec une batterie d’artillerie : « les servants étaient en manches de chemise et suaient à grosses goûtes, des avions allemands les survolaient. Je dis au chef de pièce près duquel je me trouvais : vous allez être repérés. On s’en fout, me répondit-il, on l’est déjà. A ce moment, comme pour confirmer ces paroles, un obus de 210mm éclate devant la pièce et la soulève à 1,50 mètre environ ; les artilleurs qui s’étaient aplatis se relèvent comme des ressorts ; le maréchal des logis remet rapidement la pièce en direction et alors commence un tir d’une rapidité invraisemblable ; ce ne sont plus des artilleurs, ce sont des démons. » Tout au long de la bataille, cette force d’âme, saluée par le nouveau chef de la place, le général Pétain, ne quittera plus les unités qui rejoindront ce chaudron (en empruntant la « voie Sacrée ») et ce, qu’ils soient fantassins, brancardiers, artilleurs, mitrailleurs, aviateurs, aérostiers ou sapeurs. Ils supporteront les attaques allemandes, les bombardements incessants, la boue, les pluies diluviennes, la glaise des boyaux remplis de cadavres, la soif et les coups de main nocturnes. En effet, au mois de mars, le Konprinz qui croit encore à la percée lance la « bataille des Ailes » pour contourner la résistance française (côte 304, Mort-Homme) mais se voit contraint à la guerre d’usure avant de tenter un dernier effort en juin et juillet 1916 où 80 000 Allemands se jetteront dans une ultime offensive. Cette dernière, brisée, voit alors l’initiative changer de camp au profit des Français qui vont reconquérir le terrain perdu entre l’été 1916 et le printemps 1917.
Pour conclure sur cet épisode sanglant de la première guerre mondiale, je crois pouvoir dire, qu’au-delà des choix tactiques, des manœuvres conduites, des chefs ou des dispositifs mis en œuvre, le vainqueur de Verdun est clairement le soldat sur le terrain, convaincu de la cause qu’il défend, préparé depuis 1871 à la guerre et nourri d’un patriotisme fort. Nombreux sont ceux qui se sont sacrifiés, blessés, tués ou prisonniers en défendant une parcelle de terre, une tranchée ou encore leurs camarades. Forts mentalement, menés par des cadres de contact conscients de leurs responsabilités et capables de prendre des initiatives, ils ont réussi à pallier les insuffisances d’un commandement peu enclin à l’anticipation et à une bonne appréciation de la situation comme le souligne le lieutenant-colonel Driant en juillet 1915 : « en haut on n’avait rien prévu et encore à cette heure on improvise comme on peut ». Car c’est bien la subsidiarité qui a sauvé Verdun en ce mois de février 1916, la prise de risque, la clairvoyance, le courage, les décisions des combattants démunis et écrasés par une artillerie allemande d’une puissance incroyable. Pourtant, cette confiance aux échelons subordonnés n’était pas la règle à l’image de ce que constate le général Gallieni : « Fausse conception du commandement par l’état-major. On l’a laissé faire. Il veut diriger, ordonner, exécuter et, comme il n’est pas sur les lieux, il ordonne des opérations à contre temps. Il supprime les responsabilités, les initiatives, l’intérêt des sous-ordres ».
Pour terminer, je citerai Georges Duhamel qui, en 1960, alors membre de l’Académie française et ancien médecin militaire à Verdun, raconte, qu’au moment où il rejoint une infirmerie en 1916, il s’agenouille auprès d’un blessé dont les jambes sont recouvertes d’une couverture et l’interroge : « Comment cela va-t-il ? dis-je, dans le vacarme, en prenant le pouls de cet homme, simple soldat mais ayant déjà dépassé de loin la trentaine. Oh ! me dit-il d’une voix grave, cela va très bien : ils ne passeront pas ! A ce moment-là, je soulevai la couverture et je vis que le pauvre garçon avait les deux jambes arrachées ». On ne peut que s’incliner devant ce héros anonyme.
Frédéric Jordan
Source image : Union nationale des combattants.
Bonjour,
RépondreSupprimerComme le dit Pierre Miquel, on a opposé au canon allemand, la chair et le sang de la patrie. Sont ils morts pour rien, je ne sait pas, mais pour tous les poilus avoir fait Verdun, cela voulez dire quelque chose. Leur courage a été sans limite et ce dans les deux camps.
Cet article est court, l'intervention de Castelnaud avant l'arrivée de Pétain pose les bases de la défense et de la logistique indispensable à la bataille. l'ingéniosité et le pragmatisme des hommes de Pétain fait le reste. la reprise de la suprématie (aérienne, de l'artillerie ...) permettra de reprendre la main et d'obtenir l'initiative pour ne pas perdre cette bataille.
Combien de morts pour une bande de terrain aussi petite sur l'un des plus grand champ de bataille du monde.
Toute les familles françaises et allemandes ont laissé un des leurs sur ce sol.
C'est une victoire française, mais celle ci est plus psychologique et diplomatique qu'effective. En effet le terrain perdu ne sera reconquis qu'en 1918. Mais elle a un effet mondiale contre l'agresseur.
Que ces hommes veillent sur nous et que nous veillons sur eux qui venait de tous les horizons de l'empire français.
Cordialement
Al bouch