De l’étude des batailles et campagnes militaires du passé, il ressort que les échecs ou les succès, sur le terrain, sont intimement liés au respect, ou non, des principes de la guerre. En effet, au-delà du contexte, de l’équipement du moment ou de la valeur du soldat, c’est bien la conception des opérations et, in fine, la décision du chef qui conduisent à la victoire. Celles-ci s’appuient sur des concepts théoriques qui sont censés constituer un socle, un garde-fou à valeur universelle afin d’évaluer la pertinence d’un plan ou d’une manœuvre, que ce soit dans sa préparation, son exécution ou son exploitation.
Riche de son histoire et de sa pensée, l’armée française s’est ainsi bâtie son « corpus » de principes de la guerre au fil du temps et revendique aujourd’hui son application dans la formation des officiers et la conduite des opérations.
Pourtant, force est de constater, qu’aujourd’hui, la définition de ces principes apparaît variable dans la doctrine française, certains étant occultés ou d’autres affirmés selon les textes ou les niveaux considérés.
Pour s’en convaincre, nous chercherons à mieux comprendre quels éléments fondamentaux ont influencé la pensée française dans ce domaine avant de souligner les incohérences des écrits actuels (tous disponibles sur internet[1]) pour enfin, proposer un retour à une certaine orthodoxie.
La genèse des principes en France.
Dans l’Antiquité, certains auteurs, à l’image de Caton le censeur, évoquent déjà des principes comme l’économie des moyens, considérant qu’il faut préserver une ressource professionnelle comptée. Plus tard, le rival de Turenne, Montecuccoli au XVIIème siècle, dans ses « Principes de l’art de la guerre en général », publiés post mortem en 1708, aborde pour la première fois formellement les concepts de liberté d’action et d’économie. Cette dernière repose d’ailleurs, selon lui, sur le secret, la vitesse, la concentration des forces et « une approche indirecte » basée sur les contremarches (sa grande spécialité comme général des armées de l’empereur germanique).
Un siècle plus tard, le comte de Guibert, dans son « Essai général de tactique » de 1772, cherche à défendre la nécessité, pour un chef, de préserver sa liberté d’action et ce, par une articulation nouvelle des armées, organisation centrée autour des divisions légères interarmes. Napoléon sera lui-même influencé par ces auteurs comme d’ailleurs par le chevalier de Folard mais ne formalisera jamais sa pensée tactique. Il faudra attendre le travail de synthèse de Bruno Colson[2] pour réussir à dégager ce qu’a pu être la théorie manœuvrière de l’Empereur, définie et structurée autour de l’initiative, de la concentration des forces et de la surprise. Malgré l’apport de Clausewitz et de Jomini, ce n’est qu’en 1876, avec la création, en France, de l’Ecole supérieure de guerre, (voir notre post sur la formation tactique au XIXème siècle), que certains officiers, comme le maréchal Foch, formaliseront des principes permanents : liberté d’action ou capacité d’agir, économie des moyens (affectation raisonnée des forces) et sûreté (en particulier, la mise en œuvre de réserves). L’évocation de la concentration des efforts émergera avec le maréchal Pétain pendant le premier conflit mondial et la prise de conscience de la puissance des feux de l’artillerie. Ces notions continueront d’évoluer au cours du XXème siècle pour s’inscrire durablement dans la pensée militaire française, malheureusement, de manière anarchique.
La confusion dans les principes français de la guerre aujourd’hui.
Aujourd’hui, si l’on se penche sur les textes doctrinaux de l’armée française, on reste dubitatif quant à l’inventaire et la classification des principes de la guerre. Ainsi, sur le document doctrinal de référence TTA 106 (Glossaire toutes armes des termes et sigles de l’armée de terre de 2008), apparaissent cinq principes permanents : l’économie des moyens : « répartition et application judicieuses des moyens en vue d’obtenir le meilleur rapport capacités / effets pour atteindre le but assigné », le principe d’incertitude : « destiné à faire monter le doute, le trouble, l’angoisse, la peur chez le combattant, chez les chefs civils et militaires et dans la population, avec pour but final d’abattre la volonté de l’adversaire, de le paralyser », le principe de concentration des efforts « convergence dans l’espace et le temps des actions et des effets des différentes fonctions opérationnelles », celui de foudroyance[3] « Ayant pour but non de tout détruire, mais de briser le rythme ou les rythmes de l’adversaire dans ses diverses activités, de façon à l’empêcher de se reprendre et à le tenir en retard permanent sur l’action » et le principe de liberté d’action « possibilité pour un chef de mettre en œuvre ses moyens à tout moment et d’agir malgré l’adversaire et les diverses contraintes imposées par le milieu et les circonstances en vue d’atteindre le but assigné ».
On pourrait donc croire que ces principes sont bien ceux retenus en France et qu’ils se déclinent en facteurs clés qu’il convient de maîtriser. Or, ce n’est pas clairement le cas car, dans le livret sur la tactique générale « FT02 » publié par le CDEF[4] de l’armée de Terre en 2008, il n’en reste plus que trois, la liberté d’action (qui repose sur la sûreté, la prévision et l’anticipation ainsi que sur la capacité à prendre l’ascendant), la concentration des efforts et l’économie des moyens. On pourrait y voir une volonté des forces terrestres de se limiter à quelques principes mais pourtant celui de foudroyance est évoqué dans les publications internes comme « Héraclès ». Il est prôné, et même valorisé, selon les rédacteurs, par l’emploi des moyens aéromobiles, blindés (« la foudroyance graduée »[5]) ou par le développement de la numérisation du champ de bataille. On le retrouve également dans le « principe d’emploi de la FOT[6] numérisée de niveau 3 » de 2004.
Mais la confusion s’intensifie au niveau interarmées puisque les principes qui apparaissent dans la doctrine d’emploi des forces de 2011 sont encore différents. En effet, les cinq principes généraux de l’action militaire sont détaillés comme étant : la liberté d’action (ou préservation de l’initiative), la concentration des efforts (ou supériorité localisée), l’économie des forces (ou juste suffisance), la surprise (ou exploitation des vulnérabilités adverses) et la maitrise de l’emploi de la force (ou refus de l’escalade de la violence). Une fois de plus, cette liste est battue en brèche dans un autre document interarmées de 2008, le « Concept des opérations face à un adversaire irrégulier » dans lequel les principes de foudroyance et d’incertitude refont leur apparition comme éléments clefs du succès.
Alors, quels sont les principes à retenir pour rester dans l’orthodoxie ?
Revenir à des principes simples et pragmatiques.
Je crois donc nécessaire, au regard de la pensée et de l’apport de l’histoire militaire, de formaliser les principes de la guerre en France en revenant à une définition claire de ces derniers. Dans ce cadre, le TTA 106 rappelle qu’un principe « permet de cerner une posture intellectuelle, une attitude, une façon d’être. De l’ordre de la substance, de l’essence, du fondamental, il doit reposer sur du structurel. Enraciné dans l’absolu, il est permanent ». Le professeur Coutau-Bégarie, dans un de ses cours sur la tactique, rappelait l’importance de ces principes fondamentaux et, paraphrasant le général Poirier, considérait : « qu’il existe des principes tactiques qui résultent de l’existence, à travers l’histoire, d’un même Être tactique tenant à l’identité des facteurs ». Néanmoins, pour lui, les principes, aussi permanents qu’ils soient, doivent être actualisés constamment en usant de la logique et de l’expérience ou en s’appuyant sur la culture le l’armée considérée. Aussi, affirmait-il (et cela reste son point de vue de stratégiste) que cette dialectique évolutive peut s’articuler autour des principes de concentration, d’économie des forces, de manœuvre, d’initiative, de liberté d’action, de liaison des armes et de sûreté.
Fort de ce constat et de ces perceptions diverses (praticiens et théoriciens), il me semble que l’histoire-bataille, la réflexion des grands chefs et penseurs militaires, de Sun Tzu à Patton en passant par Maurice de Saxe, Napoléon ou les généraux Lewal, Foch ou Beaufre, m’incite à penser que les principes de la guerre reposent, quelle que soit l’époque, sur :
La liberté d’action - car elle permet de garder l’initiative, de réagir à l’imprévu, d’imposer le rythme de l’action - la concentration des efforts – pour frapper le centre de gravité adverse, agir pour atteindre l’effet majeur du chef - la foudroyance – qui permet la surprise, la désorganisation physique et morale de l’adversaire - l’économie des forces – pour conduire l’action dans la durée en optimisant les moyens et en préservant l’initiative, la subsidiarité aux subordonnés - et la sûreté – pour anticiper les efforts adverses, concentrer le chef sur l’action principale. Les autres concepts ne découlent que des principes fondateurs ou n’en sont que des corollaires voire des éléments constitutifs. Il s’agit donc de réfléchir à nouveau sur ces principes pour démontrer leur universalité et ne pas prendre le risque de constituer comme certaines armées, des listes à la « Prévert » de tâches à accomplir comme chez les Britanniques (10 principes) ou chez les Américains (9 principes).
Pour conclure, cet article n’a pas pour objet de mettre à défaut telle ou telle organisation militaire ou tel ou tel penseur de la tactique mais de soulever le risque, chez le praticien, de confusion face à cette multitude de références conceptuelles devant guider sa réflexion tactique et opérative (ou stratégique) et lui permettre de conduire les opérations selon un cadre commun à tous ses subordonnés pour constituer autant d’étapes en vue de remporter la victoire. L’équipement, la doctrine des fonctions opérationnelles, l’entraînement et la formation doivent donc s’inspirer de ces principes de la guerre et leur donner leur plein rendement au soir du combat. Napoléon expliquait déjà dans sa correspondance à ses généraux, que la tactique devait changer tous les dix ans mais il était également persuadé que cette nécessaire évolution ne pouvait s’attacher qu’aux modalités d’exécution mais pas à l’essence de la guerre et donc aux principes, alors définissons les clairement…
[1] Voir les sites ouverts du CDEF et du CICDE
[2] « Napoléon, de la guerre » Bruno Colson, éditions Perrin, 2011.
[3] Principe qui remonte très loin puisque Sun Tzu l’évoque avec ses mots, voir le post du blog Sun Tzu France : « de la foudroyance » http://suntzufrance.fr/de-la-foudroyance. Souvent cité, il est l’enfant pauvre de la doctrine française depuis longtemps.
[4] Centre de la doctrine et de l’emploi des forces.
[5] Héraclès n° 10.
[6] Force opérationnelle terrestre.
Ai toujours été surpris par le " pédantisme" qui auréolait l enseignement de la tactique. Vous avez raison, la simplification d'une discipline en principes premiers, est fondamental. Les décliner est une faute souvent commise par ceux qui voudrait ériger l art militaire en sciences exacte.
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