Bienvenue sur l'écho du champ de bataille

« L’écho du champ de bataille » a pour ambition de vous proposer à la lecture et à la réflexion des contributions sur des sujets relatifs à la stratégie, à l’art opératif, à la tactique et plus largement sur l’engagement et l’emploi des armées. Ces brèves, illustrations ou encore problématiques vous seront livrées sous le prisme de l’histoire militaire mais aussi sous celui des théâtres d’opérations d’hier, d’aujourd’hui, voire de demain. Des enseignements de grands chefs militaires de toutes les époques aux analyses polémologiques prospectives en passant par la doctrine ou aux équipements des forces françaises et étrangères. Gageons que vous aurez plaisir à lire ces articles ou à contribuer au débat. Bonne lecture…

mardi 23 décembre 2014

Relire : "De la compétence à l’incompétence militaire" de Norman F. Dixon.

 
Ce psychologue spécialiste des questions militaires, et lui-même ancien officier du génie dans l’armée britannique, a écrit, à la fin des années 1970, cet ouvrage parfois provocateur sur l’incompétence militaire. En effet, il revient sur un siècle d’erreurs militaires depuis la fin du XIXème siècle et tente d’analyser ce qui caractérise et réunit les  choix des généraux ayant conduit à des échecs voire à des défaites catastrophiques ou meurtrières. Il se défend d’avoir rédigé un pamphlet antimilitariste et considère que son initiative met en lumière les grands chefs de guerre en dénonçant les traits et défauts des plus incompétents.
Son analyse apparaît donc très intéressante au travers, notamment, d’une analyse sociologique et psychologique d’officiers français, britanniques et allemands qui vont, par leur autoritarisme à outrance, leur aveuglement, leurs frustrations, parfois leur piètre culture mais aussi leurs angoisses, conduire à une mort certaine des milliers d’hommes.

Néanmoins, on pourra regretter un raisonnement qui se concentre uniquement sur la personnalité des officiers considérés et ne prend pas suffisamment en compte l’environnement dans lequel agissent les protagonistes. Ainsi, les choix politiques du moment, la pression des gouvernements sur les forces armées, les perceptions sociétales de la guerre sont absents de la réflexion. Pourtant, dans bon nombre des exemples choisis, ces thématiques ont leur importance voire leur influence. C’est le cas de certaines batailles de la première guerre mondiale (Chemin des Dames), de la défaite de 1940 (on se souviendra des écrits de Marc Bloch dans « L’étrange défaite »), et de Dien Bien Phu en Indochine.
De même, les critiques envers la discipline militaire, jugée comme une source unique de brimade et castratrice de tout esprit d’initiative,  est largement exagérée et même caricaturée. Si certaines contraintes de la vie du soldat méritent probablement d’évoluer (d’ailleurs aujourd’hui c’est bien le cas dans la plupart des armées professionnelles), la discipline reste le garant de la cohésion des unités, de leur aptitude au combat et surtout de leur capacité à faire face à l’épreuve du feu et à la mort.
Au-delà de ces observations, le travail de Norman F. Dixon demeure de grande qualité et, au regard d’exemples plus récents que nous n’évoquerons pas, montre que les forces armées occidentales sélectionnent encore, jusqu’au plus niveau de décision, des chefs qui portent en eux un « potentiel risque » important.
Pour débuter son analyse, l’auteur décrit plusieurs campagnes qui illustrent son propos. Dans ce cadre, il évoque :
-La guerre de Crimée avec Lord Raglan qui se désintéresse du sort de ses soldats, ces derniers mourants de malnutrition et de froid et qui sont envoyés au combat selon des manœuvres tactiques inopérantes.
-La guerre franco-prussienne de 1870 où le maréchal Bazaine conduit son armée au désastre et à l’encerclement par manque de motivation, de goût pour les responsabilités et d’aptitude à commander.
-La guerre des Boers où les commandants britanniques, par orgueil et obstination, sous-estiment leurs adversaires.
-Le massacre des 4500 soldats d’Elphinstone en Afghanistan lors d’une retraite faite d’hésitations, d’absence de planification et d’une incapacité à décider.
-La première guerre mondiale où Français comme Britanniques, au travers de chefs comme Joffre, Haig ou Nivelle, font preuve d’une incompétence liée à : des plans jamais modifiés à la lueur des évènements, une volonté tenace de s’en tenir à l’assaut frontal, un sous-emploi des nouvelles techniques, une confiance inébranlable dans le bombardement d’artillerie, une tendance pour les états-majors à écarter ce qui ne cadre pas avec la vision du chef et des conceptions en vigueur et enfin une acceptation de pertes gigantesques.
-Le second conflit mondial où des généraux comme Gamelin, Ritchie et même Montgomery nieront la réalité de la situation, refuseront les indices fournis par le renseignement, réprimeront tout originalité dans la conception tactique et ce, pour imposer leur vision des opérations avec autoritarisme et refus conscient d’accepter les faits (Sedan, Gazala, Arnhem).
-La défaite de Dien Bien Phû avec le général Navarre qui enferme 15 000 hommes dans une cuvette indéfendable face à un adversaire supérieur en nombre et bien équipé.
De ces exemples, Norman F. Dixon en tire des conclusions d’ordre psychologique pour décrire l’incompétence militaire. Celle-ci serait le fait de 14 facteurs identifiés qui caractérisent principalement les « autoritaires » :
-Un véritable gâchis du matériel humain en opposition avec le principe d’économie des forces.
-Un conservatisme foncier et un attachement démesuré à des traditions périmées, donc une incapacité à tirer les leçons des fautes du passé.
-Une tendance à ignorer ou à refuser des faits gênants.
-Une tendance à sous-estimer l’ennemi et à se surestimer soi-même.
-L’indécision ou la volonté d’abdiquer son rôle de chef.
-Une persistance obstinée à ne pas changer de cap quand il le faudrait.
-L’incapacité à exploiter une situation.
-La volonté de ne pas recueillir tous les renseignements nécessaires.
-Une prédilection pour l’attaque frontale.
-Une préférence pour la force, opposée à la ruse.
-L’incapacité d’exploiter un succès de surprise.
-Une certaine tendance à blâmer autrui pour ses propres fautes.
-Le refus de laisser publier les mauvaises nouvelles.
-Une tendance à s’abriter derrière des phénomènes imprévisibles comme le sort, la malchance,…
 
L’étude s’intéresse également à l’âge des chefs militaires, à leur niveau intellectuel, leur culture générale, leur origine sociale (sentiment de supériorité de l’aristocratie par exemple), leur mode de sélection et le mode de fonctionnement des armées (routine, sujétions,  discipline, poids de la hiérarchie). Tous ces aspects ont clairement, selon l’auteur, leur influence sur la compétence militaire mais ils ne sont que des phénomènes aggravants pour les deux principaux maux des plus mauvais commandants : le besoin de pontifier (imposer ses propres vérités et certitudes comme des lois universelles) et la « dissonance consciente » (refus de revenir sur une décision alors que l’on a conscience que l’on se trompe). Pour cela les généraux incompétents tendent à vouloir dominer tout le monde (névrose obsessionnelle) en refusant l’inquiétude, en éliminant du raisonnement tout élément imprévisible, en refusant toute spontanéité ou émotion.

En conclusion, l’ouvrage de Dixon nous entraîne sur une facette des chefs militaires souvent peu décrite ou approfondie en histoire militaire et ce, dans le but de mettre le doigt sur ce qui définit les généraux les plus incompétents. S’il y a eu de larges progrès, au-delà des exemples parfois caricaturaux du livre, dans la formation et la nomination des officiers en charge des opérations, il serait néanmoins intéressant de s’interroger sur les mesures à prendre pour réduire le risque d’incompétence militaire. Aussi, s’agira-t-il de réfléchir sur le contenu de la formation (culture générale, histoire, équilibre entre matières littéraires et scientifiques), sur le mode de sélection des élites (concours, méritocratie, évaluation, avancement), sur l’influence de la doctrine (place de l’initiative, réflexions tactiques), sur celle de l’entraînement (réalisme, intensité) mais aussi sur le rôle de l’équipement dans la perception et la conduite de la bataille (numérisation, C2, tir à distance, modernisation), sur l’importance du lien entre l’armée et la Nation (attirance du métier des armes, résilience, soutien) mais aussi sur celui des militaires avec leur dirigeants politiques (moyens consentis, participation aux choix stratégiques, renouvellement des chefs aux postes clefs, culture partagée…).
C’est donc un chantier à exploiter afin de poursuivre la réflexion et le bon usage des leçons de l’histoire militaire.
 
Frédéric JORDAN

2 commentaires:

  1. Excellent billet !
    Vous terminez l’année en beauté : ce sujet me semble le plus intéressant de tous pour la formation de nos élites militaires, du chef de groupe au chef d’état-major. En outre, la critique que vous faites de l’ouvrage de Dixon est fort pertinente.

    Deux des facteurs jugés négatifs me semblent toutefois sujets à discussion :
    « Une tendance à se surestimer » : Certes, Sun Tzu dit qu’il faut se connaître et connaître l’ennemi, mais l’affrontement des volontés soulignée par Beaufre implique également d’avoir une forte estime de soi-même et une confiance absolue en ses possibilités. Là encore, c’est uniquement le génie qui a raison. Sanctionné par la victoire : à celui qui perd, on reprochera de s’être surestimé ; celui qui gagne se verra en revanche loué d’avoir cru en lui jusqu’au bout.
    « Une persistance obstinée à ne pas changer de cap quand il le faudrait » : Cela rejoint la remarque précédente. Il faut vraiment du génie militaire pour être au bon niveau entre girouette contre-productive et roc inébranlable jusque dans l’absurdité. Et là encore, c’est le vainqueur qui écrit l’Histoire.

    Pour tout le reste, cela me semble très pertinent et mériterait d’être étudié plus en profondeur dans les écoles militaires.

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  2. Je rejoins entièrement votre proposition de réfléchir sur le mode de sélection des élites, car cette démarche serait salvatrice dans le contexte inquiétant de notre société actuelle.
    AJ2

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