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lundi 16 janvier 2012

Les stratégies « anti-accès » : nouvelle menace pour les corps expéditionnaires…


Alors que l’Iran menace d’interdire l’accès au détroit d’Ormuz en représailles aux menaces de sanctions de la communauté internationale, il convient de s’interroger à nouveau sur le concept, peu connu en France, d’Area Denial / Anti-Access strategy[1], notion prise très au sérieux par les cercles de réflexion anglo-saxons depuis le début des années 2000.
En effet, un certain nombre d’Etats, parmi lesquels la Chine, l’Iran ou encore la Corée du Nord, conscients de leur infériorité technologique et militaire face aux armées occidentales, cherchent à mettre en place des stratégies pour contrecarrer l’action terrestre, navale et aérienne de corps expéditionnaires et ce, dans le cadre de conflits limités sur des théâtres d’opération éloignés.
Après avoir compris que le recours à la guerre asymétrique était le premier talon d’Achille de puissances militaires comme les Etats-Unis, il est apparu à certains gouvernements que la mise en œuvre de moyens « anti-accès » pouvait devenir une arme de dissuasion conventionnelle pleine de promesses.
Il s’agira donc de faire le bilan de cet outil stratégique en devenir et de réfléchir aux meilleurs moyens pour des pays comme la France ou les Etats-Unis de s’en prémunir.
 

Les stratégies anti-accès, de quoi s’agit-il ?

Si l’on s’en tient aux études menées depuis 1997 par le réputé Think tank Rand corporation[2], ces stratégies cherchent à empêcher le déploiement, sur un théâtre, d’une force aéroterrestre de grande ampleur, tout en limitant les possibilités d’actions aériennes et navales offensives (établissement de zones tampons entre les vecteurs et leurs objectifs).
Le but principal est donc d’interdire ou de retarder à un corps expéditionnaire l’accès aux approches maritimes, terrestres ou aériennes d’une zone d’action. Les forces projetées ne sont plus en mesure de prendre l’initiative sur le défenseur (Chine, Iran,…) mais sont cantonnées à mener des actions limitées et contraintes de protéger leurs propres moyens de combat ou de projection. En mettant en place une stratégie « anti-accès », une armée peut ainsi rééquilibrer le rapport de forces avec l’adversaire en s’attaquant à ses bases et à ses lignes de communication, voire en affaiblissant sa supériorité technologique.  

La Chine, initiatrice de cette stratégie du faible au fort.

La Chine a été un pays pionnier dans la montée en puissance de cette AD / AA strategy, en particulier au travers de nombreuses publications nationales ou grâce aux recherches de la « PLA National Defense University »[3] ainsi que de l’Académie des sciences militaires de Pékin. Certains chercheurs déclaraient déjà en 1996 : « if the PLA just sits there and waits for the enemy to complete assembling its full array of troops, China’s fighting potential will certainly be more severely jeopardized because the enemy will then be in a position to put its overall combat superiority to good use, making it more difficult for China to win the war. For the weaker party, waiting for the enemy to deliver the first blow will have disastrous consequences and may even put it in a passive situation from which it will never be able to get out »[4].
Les militaires chinois sont en effet partis du principe que leur principal adversaire potentiel, à savoir les Etats-Unis, serait toujours, malgré les efforts budgétaires consentis par l’armée populaire de libération, plus puissant, mieux équipé ou entraîné.
Néanmoins, pour ces mêmes responsables chinois, il est évident que Washington, comme d’autres pays d’ailleurs, doit faire face à plusieurs faiblesses critiques à savoir :
-  L’incapacité technique et logistique d’intervenir simultanément sur deux théâtres d’opération de grande ampleur.
-  La sensibilité de l’opinion publique aux pertes humaines.
-  Le soutien aléatoire de certains alliés (à l’instar du refus turc d’accorder le libre passage sur son territoire des troupes américaines pendant la guerre en Irak en 2003).
-  Des systèmes d’information complexes et vulnérables (cyber-attaques, brouillages,…).
-  Une logistique et des moyens d’action dépendants de bases arrière ou de lignes de communication peu protégées.

Fort de ce constat, les Chinois estiment qu’une stratégie « anti-accès » est le meilleur moyen de surprendre, puis d’interdire à un corps expéditionnaire de frapper et de se déployer dans de bonnes conditions avec les équipements capables d’assurer la liberté d’action de la force engagée.
Aussi, Pékin et certains auteurs défendent-ils l’idée selon laquelle : « the enemy is most vulnerable during the early phase of the war when it is still deploying troops and making operational preparations. We can consider that the deployment phase as a critical period of weakness for the United States: In the opening stage, it is impossible to rapidly transfer enormous forces to the battlefield. Thus [the United States] is unable to establish superiority of forces and firepower, and it is easy for the U.S. military to be forced into a passive position from the start; this could very possibly have an impact on the process and outcome of the conflict »[5].

Pour des Etats qui se sentiraient menacés par une opération américaine ou occidentale, cette stratégie « anti-accès » demeure le gage pour sauvegarder ou atteindre des objectifs politiques plus ou moins limités sans être contraints de défaire entièrement une armée adverse. Pour les victimes possibles de ces modes d’action nouveaux, c’est un enjeu comparable à la bataille de l’Atlantique pendant la seconde guerre mondiale au cours de laquelle les sous-marins allemands avaient presque réussi à interrompre le soutien américain à la Grande-Bretagne.

Avec quels outils ou tactiques cette stratégie est-elle mise en œuvre ?


Pour mettre en œuvre une telle stratégie, Iraniens, Coréens ou Chinois développent un arsenal peu onéreux (au regard du prix de l’équipement de haute technologie dans certains pays développés) mais pléthorique. Il s’articule autour d’engins air-air et air-mer, de missiles balistiques ou de croisière, de mines navales, de sous-marins diesel et d’armes biologiques ou chimiques.
C’est ainsi que la Chine s’équipe en missiles antinavires DF21D, en missiles de croisière SS-N-27 alors que l’Iran produit ou achète des armes ukrainiennes (AS 15) ou C802 (120km de portée). Aujourd’hui, on compte ainsi près de 80 000 missiles de croisière dans 81 pays. Mais d’autres équipements sont privilégiés pour empêcher l’accès à un théâtre ou le retarder, comme le déploiement de forces spéciales sur les arrières de l’ennemi, l’utilisation d’armes à impulsion électromagnétique et même de laser. Pour la Chine, la capacité à attaquer des satellites de reconnaissance ou de géo localisation reste d’actualité tout comme les frappes aériennes sur un groupe aéronaval, souvent le centre de gravité d’une force expéditionnaire. Une telle action paraît d’ailleurs possible depuis qu’en 2000, des avions Su 24 et 27 russes avaient réussi à s’infiltrer sans être détectés dans la zone de sécurité du porte-avions américain USS Kitty Hawk.
Cet arsenal, pour être efficace, doit s’accompagner d’actions de déception, de camouflage et être utilisé alors que la mauvaise météo limite la riposte adverse. Les attaques doivent être saturantes afin d’obliger l’ennemi à concentrer ses moyens pour assurer sa protection (il faut 16 rotations de C5 Galaxy pour transporter une seule unité anti missile opérationnelle de Patriot PAC 3).
Pour affaiblir un adversaire, il est également essentiel de l’obliger à diviser ses moyens en créant deux ou trois foyers de tensions  (des diversions) et l’isoler d’alliés potentiels par une offensive diplomatique, le privant de bases aériennes, d’escales maritimes ou de zones de transit logistique à proximité de la zone d’action.
En bref, l’« anti-accès » doit tenir à distance l’adversaire, l’affaiblir physiquement ou psychologiquement, le retarder dans son déploiement et le limiter à agir uniquement en réaction.

Comment la contrer ?

Alors que les Quadriennal Defense Review[6] mais également les rapports du Sénat américain analysent cette nouvelle menace, en Europe, les stratégies « anti-accès » ne sont que rarement évoquées, hormis par quelques spécialistes ou experts.
Pourtant, les Etats-Unis sont persuadés de devoir anticiper la riposte pour ne pas perdre l’avantage militaire acquis et pour pouvoir intervenir autant que de besoin. Les parades passent par le développement de contre mesures particulières :
-   Améliorer la défense passive des bases (abris anti bombes, lutte contre les infiltrations ou les attaques clandestines).
-   Accroître les défenses anti-missiles.
-   Diversifier les bases pour les déploiements d’urgence à proximité des foyers de crise.
-   Protéger les systèmes C4ISR[7].
-   Créer des bases logistiques mobiles.
-   Se protéger d’une attaque IEM HA[8].
-   Se doter de nouveaux systèmes de détection adaptés aux missiles de croisière ou de courte portée (radars sur aérostats ou sur drones pour la surveillance de basse altitude).
-   Etre capable de brouiller les autres systèmes de géo localisation guidant des armes balistiques (Beidu chinois ou Glonass russe).
Un effort important d’équipement doit être mené pour s’adapter rapidement à la menace que font planer les stratégies « anti-accès » mises en place sur de nombreux littoraux ou dans les arsenaux d’Etats potentiellement impliqués dans des conflits localisés.

Les stratégies « anti-accès » sont donc un enjeu de taille pour les armées qui pourraient être amenées à projeter une force face à un adversaire préparé à interdire le déploiement d’un corps expéditionnaire. En effet, cette arme peu onéreuse bénéficie d’un équipement bon marché mais performant sur terre, sur mer et dans les airs, capable de frapper les vulnérabilités critiques de troupes modernes dépendantes, quant à elles, de leur logistique, de leurs bases prépositionnées et de leurs vecteurs amphibies ou aéronavals. Gageons que la révision du Livre Blanc de la Défense et de la sécurité nationale de 2008 évoquera ce risque nouveau.
De même, il serait intéressant de savoir si cette stratégie développée par la Chine est un héritage des préceptes de l’art de la guerre asiatique ou une simple adaptation  aux contextes possibles d’engagement.
Source image : AFP/JAMEJAMONONLINE/E. Noroozi.


[1] Stratégie anti accès et d’interdiction d'une zone.
[2] Rand –Entering the dragon’s lair -2007.
[3] Université de la défense nationale de l’armée populaire de Chine.
[4] Si l’armée populaire de libération reste assise et attend que l’ennemi atteigne sa plaine capacité militaire, le potentiel de combat chinois sera certainement sévèrement mis en question parce que l’ennemi sera en mesure d’utiliser au mieux sa pleine supériorité de combat, ce qui rendra difficile une victoire de la Chine dans le conflit. Pour le parti le plus faible, attendre que l’ennemi délivre le premier choc aura de désastreuses conséquences et pourrait le conduire à une attitude passive de laquelle il ne pourra jamais se relever.
[5] L’ennemi est le plus vulnérable pendant la phase initiale de la guerre alors qu’il déploie ses troupes et prépare les opérations. Nous pouvons considérer que la phase de préparation est la période critique de faiblesse pour les Etats-Unis : à ce moment là il est impossible de transférer d’énormes quantités de forces sur le champ de bataille. Ainsi, les Ets-Unis sont incapables d’établir la supériorité des forces ou de la puissance de feu et il est aisé de forcer les militaires américains à une posture passive d’emblée. Ceci pourrait donc avoir un impact sur le développement et l’issue du conflit.
[6] Point de situation sur la Défense et la sécurité aux Etats-Unis.
[7] Command, Control, Communications, Computers, Intelligence, Surveillance, Reconnaissance.
[8] Impulsion électromagnétique à haute altitude.

2 commentaires:

  1. En effet, les stratégies « anti-accès » ne sont que rarement évoquées, hormis par quelques spécialistes ou experts, il est donc important que la révision du Livre Blanc de la Défense et de la sécurité nationale de 2008 prenne en compte ce risque nouveau en sensibilisant, aussi bien, les hautes autorités militaires, que les hauts responsables civils du ministère de la Défense et du Cabinet du président. Car la stabilité économique d'un pays doit pouvoir s'appuyer sur une sécurité militaire imperméable à toute sorte de menace !...). "LV"

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  2. Excellent article, qui évoque un aspect rarement pris en compte au sein de l’armée française (en fait jamais, à ma connaissance).

    Concernant la possibilité d’un héritage des préceptes de l’art de la guerre asiatique, en tirant bien par les cheveux, on pourrait trouver quelques préceptes de Sun Tzu qui se rapprocheraient de ce concept de frappe en premier, comme :
    • Il faut combattre l'ennemi dans ses plans. (chapitre 1)
    • Celui qui affronte un ennemi qui n'est pas préparé remportera la victoire. (chapitre 3)
    • Le grand chef de guerre se tient toujours à l'abri de la défaite, tout en ne laissant jamais passer l'occasion de la victoire. (chapitre 4)
    • Il faut frapper l’ennemi à l'improviste. (chapitre 6)
    • Il faut faire en sorte que l’ennemi ne puisse attaquer. (chapitre 8)
    • Les grands capitaines des temps jadis savaient que si les forces étaient dispersées, il fallait les empêchaient de se rassembler ; si elles étaient rassemblées, il fallait leur interdire tout mouvement coordonné. Ils savaient entreprendre une action sitôt qu'elle était opportune. (chapitre 11)
    • A la guerre, tout est affaire de rapidité. On profite de ce que l'autre n'est pas prêt, on surgit à l'improviste ; on attaque ce qui n'est pas défendu. (chapitre 11)

    Toutefois, Sun Tzu, pas plus que les autres classiques chinois, n’a jamais exposé clairement cette notion de frappe initiale. Alors qu’il aurait pu.

    Il existe néanmoins une anecdote historique qui fait partie de la culture chinoise :
    En 638 av. J.-C., le duc Xiang du Royaume de Song s’était trouvé face aux armées de Chu. Les troupes de Song étaient déjà disposées en ordre de bataille, tandis que l’armée de Chu en était encore à traverser le fleuve qui séparait les deux ennemis, un des ministres du duc de Song conseilla alors à celui-ci d'attaquer, l'ennemi étant dans la situation la plus difficile pour lui. Mais le duc refusa, considérant que cela n’était pas honorable. Lorsque les forces du Chu furent au sec et s'apprêtaient à se réorganiser, le ministre réitéra son conseil d’attaquer l'ennemi. Le duc refusa à nouveau, déclarant : « Le vertueux n'écrase pas le faible, et il ne donne pas l'ordre d'attaquer avant que l'ennemi n'ait formé ses rangs ». C’est donc seulement lorsque les troupes de Chu furent parfaitement préparées au combat que le duc de Song donna l’ordre d’attaquer. Le résultat fut une lourde défaite pour la principauté de Song.

    Plus tard, un certain Mao Zedong répondra « Nous ne sommes pas le duc de Song » à un de ses généraux pour lui signifier qu’il ne comptait pas attendre que l’ennemi soit en ordre de combat pour commencer à l’affronter. Cet épisode du duc de Song est donc bien un structurant de la pensée militaire chinoise.

    Alors, les stratégies « anti-accès » sont-elles un héritage des préceptes de l’art de la guerre ou pas ?

    En réalité, je pense plutôt que les Chinois d’aujourd’hui font tout simplement preuve de pragmatisme pour répondre à cette question : comment le fort peut-il vaincre le très fort ?…

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