Voici
le dernier volet de cette série d’articles consacrée à l’histoire de la
poliorcétique, étude ayant bien pour objectif de définir les liens entre l’histoire
militaire et les opérations en ZURB contemporaines.
A
la fin du XIXème siècle, les villes sont de nouveau convoitées car
elles sont désormais au cœur de la révolution industrielle et elles structurent,
de fait, le nouveau maillage créé par le chemin de fer. La guerre de sécession
(siège de Petersberg, raids de cavalerie de Sherman), la guerre russo-japonaise
(1904-05) montrent clairement que les opérations sont conduites au travers du contrôle
des voies de communication et donc des centres urbains les plus importants
(logistique, télégraphe, ports, train). Les militaires décident alors de
protéger ces infrastructures à partir de
la périphérie des villes et ce, en construisant des ceintures défensives
fortifiées comme celles du général (et ingénieur du génie) Séré de Rivières. En
effet, ce dernier prend en compte les progrès de l’artillerie (obus chargés
avec un explosif puissant, la mélinite) et surtout, la découverte du béton. Il
lance la construction de places fortes modernes le long de la frontière afin de
canaliser, de freiner l’ennemi ou même de gagner du temps pour mobiliser les
troupes avant de contre-attaquer. Ces forts, qui protègent les zones urbaines
de l’est de la France, peuvent s’appuyer mutuellement et sont lourdement armés,
à l’image des forteresses de Douaumont ou de Vaux autour de Verdun. On y
découvre les premiers cuirassements (tourelles de mitrailleuses, observatoires)
en fonte puis en acier. Au cours de la première guerre mondiale, ces fortins
seront donc l’enjeu de durs combats autour des réseaux de tranchées de la
guerre de position, préservant bon nombre de cités d’une destruction totale. De
fait, quand les villes sont visées par les bombardements, c’est principalement
dans le but d’atteindre les centres logistiques (exemple de la ville de Laon et
de sa gare de triage) ou encore, pour terroriser les populations civiles (canons
géants allemands tirant sur Paris par exemple). Progressivement, même si les
combats se concentrent en rase campagne, la poliorcétique devient combat en
zone urbaine, n’épargnant ni les infrastructures, ni les habitants et ni les soldats.
Le second conflit mondial illustrera tragiquement cette évolution au travers
d’exemples célèbres comme Varsovie, Sébastopol, Stalingrad, Aix La Chapelle ou
Berlin. A chaque fois, des troupes appuyées par des moyens blindés, par des
unités du génie, des appuis feux (avions et artillerie), vont se battre dans
des cités en ruine ou dévastées, au milieu de non-combattants livrés à la
violence des protagonistes. Seule la libération de Paris en 1944 fera figure
d’exception (et de retour en arrière), les Allemands ayant choisi de défendre
la capitale française en périphérie ou à partir de points d’appui (jardins des
Tuilerie et du Luxembourg) pendant que le général Leclerc lance la 2ème
DB directement sur le centre de gravité ennemi (à savoir la saisie du PC
adverse et la capture du général Von Choltitz à l’hôtel Meurice).
Plus
tard, les combattants irréguliers révolutionnaires comprennent que les villes
sont devenues des milieux cloisonnées difficiles à maîtriser pour une armée
conventionnelle. Dès lors, la conflictualité se développe en ZURB avec, par
exemple, la guérilla urbaine de l’IRA en Irlande du Nord, la révolte hongroise
de 1956 mais aussi l’offensive du Têt au Vietnam (bataille de Hué en 1968 entre
forces américaines et Viêt-Cong). Une nouvelle ère de la poliorcétique se
développe et s’amplifie jusqu’à aujourd’hui, au gré des guerres civiles ou des
adversaires dits asymétriques. Comment donc ne pas citer la ville de Beyrouth
dans les années 1980, la conquête de Grozny par l’armée russe en 1993 face aux
rebelles tchétchènes mais aussi, les combats de Bagdad ou de Falloudjah conduits
par l’armée américaine en Irak. Ainsi, l’histoire militaire permet de
comprendre l’héritage et les développements récents de la poliorcétique moderne
dans la conduite de la guerre dans ce milieu si particulier que constitue la
ville.
6- Les
opérations urbaines aujourd’hui et l’héritage du passé.
Hier
comme aujourd’hui, la ville demeure au centre du débat stratégique car elle
représente le centre économique, politique et humain d’un territoire tout en
s’inscrivant dans une logique de réseaux (matériels ou immatériels). D’ailleurs,
les textes doctrinaux français évoquent les OPURB (opérations en zones
urbaines) que pour des agglomérations supérieures à 10 000 habitants et
les définissent comme « l’ensemble
des actions et des activités menées par les forces armées sur un théâtre
d’opération extérieure visant à acquérir ou à maintenir le contrôle d’une
agglomération. Menées au milieu des populations et le plus souvent face à des
adversaires ayant choisi la sphère urbaine comme espace de manœuvre, elles
englobent, tour à tour ou simultanément : des actions de force conduites dans
ce milieu particulièrement complexe et contraignant des actions de sécurisation
et d’assistance à la population intégrant l’ensemble des acteurs, organes et
systèmes qui structurent ou gèrent la ville, voire des actions visant à pallier
temporairement leur absence ou leur désorganisation ».
Aujourd’hui,
comme aux balbutiements de la poliorcétique, le combat en zone urbaine semble
présenter des permanences comme la force morale, les ressources physiques et l’innovation
technique nécessaires à la prise d’une ville. De la même façon, les principes
militaires qui garantissent la liberté d’action du chef face à ce terrain cloisonné
n’ont guère évolué, à savoir « garantir un volume de force suffisant », «
influencer les perceptions » de l’ennemi, mettre en œuvre des actions de « déception »
et « isoler les combattants de la population locale ». Le milieu
urbain a toujours été un égalisateur de puissance permettant aux plus faibles
de défendre des places ou, au contraire, de s’en emparer en profitant de l’aspect
multidimensionnel (dimension aérienne, subaérienne, surface et subsurface) des
cités.
Néanmoins,
bien plus que par le passé, la ville voit converger les niveaux stratégique,
opératif et tactique sur un même lieu car le militaire doit gérer les
interactions entre ces trois facettes de la conduite de la guerre. J’en veux
pour exemple le symbole que représenta la conquête du pont de Verbanja à
Sarajevo en 1995 par une centaine de soldats français pour faire plier les
autorités serbes, ou encore, le retrait précipité américain en Somalie après la
perte de deux hélicoptères et d’une dizaine d’hommes dans les rues de
Mogadiscio. En outre, la ZURB est un terrain défavorable aux forces armées
modernes héritières de la guerre froide et qui ont perdu le savoir-faire propre
à la ville ou qui doivent réapprendre les techniques du passé pour combattre
dans les zones habitées (véhicules adaptés, équipement de brêchage,…) à l’instar
des troupes israéliennes à Gaza lors de l’opération « Plomb durci » au début des années 2000. Des contraintes
nouvelles sont apparues avec le développement du droit des conflits armés et
celui des règles d’engagement, limites juridiques qui interdisent la mise à sac
de la ville conquise et même un bombardement non discriminé des cibles quand on
l’assiège (contrairement à un passé récent). Les militaires américains
prendront ainsi soin de faire évacuer Falloudjah par ses habitants en 2004
avant de la prendre d’assaut. De même, une fois que les soldats tiennent la
zone urbaine, ils ont l’impérieuse nécessité d’y assurer le minimum de service
public (eau, électricité, ordre public) pour ne pas perdre toute légitimité et
voir disparaître les gains tactiques du fait d’une défaite politico-militaire
(image déplorable de l’occupant subie
par les Etats-Unis à Bagdad en 2003 après une victoire éclair face aux
combattants de Saddam Hussein). Dans un autre registre, alors qu’auparavant la
ville était un milieu homogène quels que soient les lieux où l’on se battait, de
nos jours, des penseurs stratégiques ont mis en évidence des différences dans
la construction, la dimension ou la compréhension des ZURB, schémas qui varient
au gré des aires géographiques, des populations ou des adversaires potentiels. Ainsi,
d’après Philippe Boulanger, spécialiste de la géographie militaire, il peut
exister jusqu’à 7 modèles urbains différents comme le système radial, le
polynucléaire, le juxtaposé ou le concentrique. Dans cette jungle de béton, le
char a remplacé le bélier, le canon ou le missile la catapulte, le drone l’espion,
les buildings les remparts.
L’OTAN
définit ainsi 5 fonctions nouvelles pour les actions en ZURB : comprendre,
modeler, engager, consolider, transférer (l’autorité), évaluer dans des
environnements complexes où l’action militaire n’est qu’une étape. L’armée
française, quant à elle, met en avant des aptitudes pour ce combat particulier :
comprendre et s’adapter, décentraliser le commandement (le gigantisme des villes
étant prégnant), adapter le soutien (aux troupes et aux contraintes civiles) et
développer la résilience (menaces multiformes et évolutives, durée d’engagement,
…).
Pour
conclure cette synthèse, qui nous a conduit de la poliorcétique antique aux
combats en zone urbaine modernes, je ne peux que constater les traits communs
qui ont animé assiégeants et assiégés dans l’histoire militaire avec la
recherche de la prise de l’ascendant sur l’adversaire, l’appui de la technique
ou de la science pour vaincre, l’importance du facteur humain et moral et
finalement, la formalisation de principes ou de procédés. Les différences ne
sont que la conséquence des changements sociaux, des mutations de l’ennemi et
du développement des villes tant par leur étendue que par leur
complexité. La guerre de demain sera donc, plus que jamais, urbaine pour des
armées contraintes de transformer leurs outils pour être encore efficaces.
Frédéric
Jordan
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire