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vendredi 24 février 2012

Artillerie et guerre d’Algérie : atout des appuis feux en contre-rébellion.




Aujourd’hui encore, l’utilisation de l’artillerie sur un théâtre d’opérations est souvent perçue comme l’illustration d’une volonté politique forte et comme un palier important dans l’engagement des moyens militaires pour l’accomplissement de la mission. A ce titre, cette fonction opérationnelle a été déployée de manière plus ou moins significative dans les missions auxquelles la France a participé ces dernières années, de l’ex-Yougoslavie à l’Afghanistan en passant par le Rwanda, le Liban ou le Kosovo. Mais c’est bien sur le sol afghan que l’on a retrouvé l’importance tactique des feux et des savoir-faire de l’artillerie au profit de la manœuvre interarmes et ce, face à un adversaire asymétrique. Pourtant, depuis le début des années 2000, la guerre d’Algérie, maintes fois citée comme référence de la lutte contre-insurrectionnelle, a souvent occulté la place des artilleurs et leurs enseignements tirés des combats contre les combattants du FLN [1].
Aussi, à travers cette évocation historique, nous verrons que l’emploi des appuis feux en contre-rébellion, et en particulier ceux de l’artillerie, fait l’objet de principes et de modes d’action pérennes propres à enrichir la réflexion tactique interarmes de notre temps.
Dès lors, il s’agira de voir que l’artillerie a dû, dans un tel contexte, s’adapter à l’adversaire et à ses missions, repenser son organisation et son emploi auprès des unités de mêlée tout en jouant un rôle majeur dans le renseignement et la coordination de la troisième dimension.


L’artillerie en Algérie : s’adapter à l’adversaire.


Présente en Algérie depuis la conquête de ce territoire par la France au XIXème siècle, l’artillerie sort de la seconde guerre mondiale avec un emploi de ses tubes face à un ennemi conventionnel ou contre les concentrations de troupes vietminh en Indochine. Elle n’est donc pas préparée à être employée contre une menace asymétrique représentée par le combattant du FLN. Ce dernier, appelé Fellegh[2] est décrit par les contemporains comme « un homme très endurant et frugal, capable de se déplacer à une allure considérable quand il connaissait la région où il combattait. Chez lui, dans sa zone de parcours, il était renseigné sur nos déplacements beaucoup plus vite que nous l’étions sur les siens. Il refusait systématiquement le combat,… ». Il évolue sur un terrain montagneux, parfois boisé, encaissé et ne disposant que d’un modeste réseau routier.
Dès lors, entre 1954 et 1955, les premières opérations de maintien de l’ordre, conduites contre les bandes rebelles, ne justifient pas l’action de l’artillerie, hormis pour appuyer les convois pris en embuscade. En effet, aucune concentration de combattants n’est localisée devant un poste ou un point géographique fixe pour permettre des tirs efficaces. En revanche, dès 1956, le contexte d’engagement français change car la rébellion peut compter sur près de 19 000 hommes équipés d’armes collectives qui cherchent à conduire (notamment entre 1958 et 1960) des actions de plus grande envergure. L’artillerie contribue alors au succès des opérations « Jumelles » et « Pierres précieuses » (1959-60) où la puissance de feu est un atout précieux pour les unités de mêlée et où elle participe aux lourdes pertes subies par l’adversaire. De la même façon, le commandement français met en place les barrages frontaliers face au Maroc et à la Tunisie (valorisés, entre autres, par des moyens de feux et de renseignement mis en œuvre par des artilleurs) afin d’asphyxier les rebelles de l’intérieur et ce, en empêchant l’acheminement des équipements et des renforts venus des bases étrangères de l’ALN[3]. Cette dernière s’attache d’ailleurs à se bâtir elle aussi une artillerie, en particulier pour soutenir, depuis ses abris tunisiens, le franchissement de la ligne Morice par des unités à pieds. Ses armes lourdes proviennent des pays de l’Est mais aussi d’Egypte et transitent par la Libye. Il ne s’agit, en 1959, que de mortiers de 82mm, de canons sans recul de 37mm et de 57mm. Néanmoins, en 1962, on identifie des mortiers de 120mm et des canons de 122mm qui tireront 6000 obus sur les postes de Gouared et de Bordj Mraou[4]. L’artillerie a donc dû s’adapter aux évolutions de la menace et aux besoins exprimés par l’interarmes sur un terrain difficile et face à un ennemi évolutif.


Repenser l’organisation et l’emploi de l’artillerie.

 A compter de 1954, la montée en puissance progressive des forces françaises en Algérie est une étape délicate pour l’artillerie qui ne dispose, sur place, que des 65, 66 et 67ème régiments d’artillerie d’Afrique, du 411ème régiment anti-aérien, de quelques éléments de l’aviation légère d’observation de l’artillerie (avions et hélicoptères de l’Aloa) et d’une partie du 4ème RA. Ce dernier tirera d’ailleurs les 77 premiers obus de la guerre, le 3 novembre 1954, pour permettre le désengagement des gendarmes du village de T’kout face à une action rebelle violente. La tendance est alors à l’émiettement des moyens. Les canons, de tous les modèles (la France a des difficultés à homogénéiser son parc d’équipements[5]) sont répartis pour la protection des postes et des convois, par sections ou par pièces isolées. Plus de la moitié des effectifs d’artilleurs constituent des unités de marche qui combattent à pieds et participent au contrôle de zone au côté de l’infanterie. En 1956 les régiments d’artillerie sont répartis selon 4 types d’organisation.


On compte alors :

-          21 groupes d’artillerie type 107 (1 batterie de commandement et des services, 4 batteries à pieds).
-          21 groupes d’artillerie type 023 (1 batterie de commandement et des services, 3 batteries de tir à 4 pièces).
-          2 groupes d’artillerie anti-aérienne type 622 (1 batterie de commandement et des services, 4 batteries à 4 pièces de 90mm et des radars Cotal).
-          4 groupes d’artillerie anti-aérienne légère type 951 (1 batterie de commandement et des services, 2 à 4 batteries de tir à 2 sections de 40mm).
Mais très vite, les opérations de ratissage impliquent l’appui de l’artillerie et le déploiement d’un nombre de plus en plus élevé de DLO (détachements de liaison-observation) au sein des unités de mêlée. Chaque mission, même mineure, s’accompagne d’une protection par une section ou une batterie d’artillerie. Celle-ci tire de sa position ou se déplace au rythme de la manœuvre. Dès lors, si en 1957 le nombre d’obus de 105mm tirés est de 8 000, on atteint 44 000 en 1958 et 60 000 coups en 1959. A partir de 1960, l’artillerie est de plus en plus active sur les barrages mis en place par le général Challe sur les frontières algériennes. Les artilleurs reviennent à leur premier métier avec encore 27 groupes d’artillerie de type 107 (qui comptent maintenant, en plus des unités à pieds, 23 batteries à 4 pièces)  mais surtout 25 groupes de type 023, 2 groupes de type 622 et 3 groupes « radars-canons ».
En outre, dans une note du 14 août 1958, le ministre des Armées écrit : « Pendant longtemps, la forme des combats menés en Algérie, la faiblesse et la fluidité des éléments adverses ont cantonné le canon dans un rôle modeste et très épisodique, si bien que l’utilité des échelons successifs de commandement technique d’artillerie et de leurs moyens classiques de direction des feux est bientôt apparue discutable. C’est pourquoi les commandements d’artillerie de corps d’armée et de division ont été supprimés en 1957. Depuis, l’importance et l’armement des bandes et leur acharnement au combat ont conduit à faire appel de plus en plus à l’appui des batteries. L’accroissement continu du nombre de pièces de 105mm ainsi que la consommation en munitions au cours des derniers mois en font foi. L’emploi de cette artillerie en soutien immédiat se fait dans des conditions particulières, qui exigent une manœuvre souple et rapide des feux, un dispositif raisonné des batteries et de leurs organes de liaison et d’observation, enfin l’audace et la virtuosité de la part des tireurs. En d’autres termes, elles font appel aux aspects les plus subtils de la technique de tir. C’est pourquoi je vous fais connaître que j’ai l’intention de reconstituer auprès de chaque commandement de CA et de division un commandement de l’artillerie. »
En 1960, de nouvelles directives organisent alors les moyens d’appuis feux des forces terrestres qui doivent :

Sur les barrages :

-s’opposer immédiatement à toute tentative de franchissement ;

-appuyer sur toute l’étendue et la profondeur des barrages les manœuvres d’interception et de destruction des unités rebelles avec un déploiement fixe et un dispositif mobile ;

-être en mesure de prendre à partie au-delà de la frontière certains objectifs.

A l’intérieur :
-appuyer de leurs feux les actions menées contre des bandes rebelles ;

-protéger les reconnaissances, commandos, convois, postes soumis à une action de la rébellion.
En 1961, l’artillerie dispose de ses effectifs les plus importants avec 55 000 hommes, 700 canons et 120 radars.
Mais pour rendre efficaces ses moyens de tirs, l’artillerie doit mener une manœuvre du renseignement adaptée ainsi qu’une coordination des acteurs de la 3ème dimension.


Du renseignement à la coordination 3D : l’Algérie, laboratoire des opérations contemporaines.




En complément des DLO [6] détachés auprès des unités de mêlée, l’artillerie doit acquérir des objectifs de tir et contribuer à la manœuvre générale du renseignement de l’interarmes (en particulier sur les barrages) avec des moyens techniques. Pour cela elle met en œuvre ses nombreux outils de détection qu’elle adapte au terrain et au contexte d’engagement. Le radar anti-aérien Cotal est ainsi modifié pour détecter les échos mobiles au sol, cibles traitées soit par des canons sol-sol soit par des tubes anti-aériens utilisés en tir à terre. Ces moyens contribueront d’ailleurs à la victoire française de Souk Ahras où un bataillon de l’ALN tentera de pénétrer en force en Algérie pour renforcer les « katibas » intérieures mais perdra 650 hommes, 400 armes individuelles et 50 collectives. D’autres équipements spécifiques cohabitent pour être les plus complémentaires possibles. Il s’agit des radars anti-mortiers AN/MPQ10 et AN/MPQ 4 ainsi que des radars de surveillance au sol SDS DRMT 1A et 2A qui détectent un véhicule à 30 km et un piéton à 15 km. Les artilleurs réalisent également un grand travail pour améliorer la cartographie existante, pour répertorier des tirs préparés et utiliser leurs capteurs afin d’observer les tirs amis et éviter ainsi les tirs fratricides ou les erreurs.
Dans un autre registre, l’artillerie voit disparaître l’Aloa au profit de l’aviation légère de l’armée de terre (ALAT) avec laquelle elle met en place des procédures de coordination innovantes qui préfigurent celles mises en œuvre aujourd’hui. En effet, les aéronefs de l’ALAT, qu’ils soient avions ou hélicoptères (Pipper, Alouette,…), apportent du renseignement (observation avec 200 DLO aéromobiles), participent à la manœuvre des feux et élargissent la mobilité des unités (héliportages, évacuations sanitaires). Grâce aux hélicoptères « Djinn » par exemple, les artilleurs bénéficient d’un moyen adapté à la reconnaissance, à la connaissance des contraintes topographiques (plans d’implantation des pièces), et à la mise en place des tirs dans des temps contraints et face à un relief difficile. Enfin, les DLO apprennent rapidement à coordonner, à guider et à utiliser efficacement les moyens d’appui feux de l’armée de l’air (T6-800, Mistral,…), de l’aéronaval et de l’ALAT (« bananes » armées de roquettes et de mitrailleuses). L’artillerie est ainsi, comme aujourd’hui, au cœur de la coordination 3D des feux au profit de la manœuvre terrestre interarmes.




Peu connue, l’implication de l’artillerie en Algérie démontre, s’il en est besoin, le rôle que peut jouer cette fonction opérationnelle dans les engagements contemporains face à un adversaire asymétrique. Les moyens, modes d’action et procédures, avec lesquels on semble avoir renoué aujourd’hui sur les théâtres d’opérations extérieures, ont fait leurs preuves lors du conflit algérien et ont fait montre de leur efficacité sur des rebelles agissant de manière décentralisée ou en unités constituées. Il s’agit donc peut-être de réfléchir, aujourd’hui, à ne pas trop affaiblir les moyens de l’artillerie au bénéfice d’autres armes plus techniques ou plus largement utilisés pour tenir le terrain.


Frédéric Jordan





[1] Front de libération national algérien réclamant l’indépendance.


[2] « Coupeur de route ».

[3] Armée de libération nationale formée et basée à l’étranger.

[4] Combats du 08 au 14 mars 1962.

[5] On trouve des canons de 75mm modèle 1897 datant de la première guerre mondiale, des obusiers de 105 et de 155mm de tous types, des canons américains 105HM2 et même des pièces allemandes. A la fin de la guerre on verra apparaître le nouveau canon français 155 BF 50 et le 155 Gun US d’une portée de 23 km.


[6] Constitué d’un officier, 4 soldats dont un radio, 1 véhicule (camion ou jeep), 1 poste PRC 9.



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