Dans ses carnets de campagne, Rommel témoignait déjà en 1940 que "l’expérience prouve que les décisions les plus audacieuses assurent les plus belles promesses de victoire. Mais il y a lieu de bien distinguer l’audace stratégique ou tactique du coup de dés". Il soulignait ainsi une vertu majeure de l’art de la guerre, à savoir la prise de risque, mesurée certes, mais toujours source de liberté d’action pour le chef qui sait l’utiliser.
Pourtant, les sociétés contemporaines semblent se complaire dans le confort rassurant du principe de précaution et les effets, à court terme, du tempo médiatique. De la même façon, le politique cherche à gérer (voire à maîtriser) les risques, interprétés non pas comme des opportunités à saisir mais comme le résultat du hasard, comme des contraintes, des sources d’incertitude dans un monde où la diffusion de l’information et le temps de la décision s’accélèrent.
Dès lors, il apparaît que le soldat en opération, aujourd’hui plus qu’hier, bras armé d’un Etat parfois contraint à des décisions stratégiques timorées, se prive ainsi d’un outil tactique ou opératif propre à affaiblir au combat son ennemi.
Fort de ce constat, nous examinerons tout d’abord comment le risque a été appréhendé dans l’histoire militaire avant d’étudier son application dans le contexte actuel des engagements puis de réfléchir à la meilleure manière de réconcilier ce procédé avec les contraintes politico-militaires contemporaines.
1-Le risque : un outil historique incontournable de la guerre
De Sun Tzu à Patton (« No Guts, no Glory »[1]) en passant par Alexandre le Grand et Luddendorff, les penseurs ou praticiens militaires n’ont eu de cesse de défendre l’importance de la prise de risque pour obtenir la décision sur le champ de bataille. Napoléon considérait que l’audace était le catalyseur de "l’évènement", ce moment clé de l’action qui permet de défaire l’adversaire. Pour lui : "Le sort d’une bataille est le résultat d’un instant, d’une pensée : on s’approche avec des combinaisons diverses, on se mêle, on se bat un certain temps, le moment décisif se présente, une étincelle morale prononce, et la plus petite réserve accomplit", et seule la prise de risque réfléchie offre cette opportunité. Il mettra d’ailleurs en pratique cet axiome à Rivoli, en imposant une marche forcée aux troupes de Davout, à Austerlitz en affaiblissant son flanc droit pour attirer les Austro-russes dans son piège et à Wagram, au risque d’être encerclé dos au Danube.
On observe ainsi, dans l’histoire militaire, que les chefs militaires les plus frileux sont souvent ceux qui mettent en péril une opération. Il suffit d’évoquer l’attente du général nordiste Mac Clellan le long du fleuve Hudson pendant la guerre civile américaine. Il prétexta que son armée n’était pas prête et resta en défensive face à une armée confédérée mobile, conquérante et agressive. Que dire également du général allié commandant l’opération amphibie d’Anzio en 1943 qui ne fit que renforcer sa tête de pont et n’exploita pas l’effet de surprise subi par les troupes allemandes, divisions qui disposeront de 4 jours pour contre-attaquer.
En revanche, certains officiers, plus ou moins connus, comprennent vite que, pour vaincre, la prise de risque est un atout majeur. C’est le cas du maréchal britannique Slim, commandant les troupes de sa majesté en Birmanie. Fidèle à son adage "quand il hésite entre deux modes d’action, un général devrait toujours choisir le plus risqué", il arrête l’offensive et les infiltrations japonaises dans la jungle d’Arakan. Pour cela, il surprend les généraux nippons en acceptant délibérément d’être coupé de ses lignes de communication tout en fixant l’ennemi sur des "Tactical boxes[2]" ravitaillés par voies aériennes. Au travers de ces quelques illustrations, il apparaît évident que se priver du risque, c’est offrir à l’adversaire une vulnérabilité critique. Alors pourquoi cet abandon ?
2-La perception du risque dans les engagements contemporains
Un phénomène endémique aux armées occidentales.
Les forces armées cherchent à éclaircir le "brouillard" de la guerre et à atténuer les "frictions" du champ de bataille par un système de "command and control" et d’exploitation du renseignement propre à disposer d’une situation ennemie la plus précise possible. Ce phénomène est accentué par les progrès technologiques et une supériorité technique des capteurs des armées modernes, permettant ainsi de voir "derrière la colline" et d’anticiper les mouvements adverses. Ceci a pour conséquence la saisie de l’initiative par l’accélération du rythme de la manœuvre amie, considérant de fait comme inutile une prise de risque pour surprendre ou déstabiliser l’adversaire.
Dans un autre registre, la doctrine prône assez peu le risque, sinon pour s’en prémunir par la "sanctuarisation" d’une réserve ou par quelques vœux pieux. C’est le cas pour le manuel tactique américain FM 100-5 dans lequel on peut lire, au détour d’une page : "Operational commanders must accept risks". Quant aux procédures de planification, elles tendent à privilégier la lettre de la mission sur l’esprit, laissant ainsi une marge d’initiative réduite aux subordonnés. Ces derniers sont notamment prisonniers de tâches à accomplir et d’un séquencement rigide. Dans ce cadre, la notion d’"effet majeur" dans les ordres d’opération ne subsiste qu’au sein de quelques armées (française en particulier).
De la même façon, certains historiens et stratégistes, comme le célèbre JFC Fuller, vont jusqu’à démontrer dans des études[3] portant sur les grands chefs militaires, que la capacité à prendre des risques est liée l’âge de celui qui commande et ce, avec des dispositions jugées optimales entre 35 et 45 ans. Son analyse reste sujette à caution mais semble corroborer des écrits de Napoléon dans lesquels il prône un certain "jeunisme" chez ses officiers afin de favoriser l’audace des manœuvres.
Un contexte sociétal qui rejette l’incertitude
Les sociétés modernes cherchent à aplanir les contraintes et à ne s’engager que dans des situations dont l’issue est connue ou maîtrisée. La prédominance de l’information, les stratégies de communication poussent parfois les décideurs à choisir des solutions militaires sans coups d’éclat, sans surprise qui, par effet ricochet, ne peuvent souvent donner de résultats que sur le long terme. Or, ce dernier est un formidable pourvoyeur de liberté d’action pour des adversaires aux modes d’action asymétriques et tissées par des opérations dites d’influence. Comme le rappelle le sociologue A.Giddens : "dans la société du risque, paradoxalement, ces risques sont engendrés par le processus de modernisation qui tente justement de les contrôler". Dès lors, en matière de défense, on assiste au déni de subsidiarité avec un contrôle des actions tactiques depuis les échelons stratégico-politiques les plus hauts, tout comme à l’effet dit de "caporal stratégique" pour lequel les gestes des soldats sur le terrain prennent souvent des proportions nationales voire internationales. C’est pour cette raison, que lors de la reprise par les Français du pont de Vrbanja en 1995 à Sarajevo, la compagnie en charge de l’assaut était directement en contact avec l’Elysée. De cet excès de prudence émergent également des concepts comme "les frappes chirurgicales" ou "le zéro mort" qui excluent le mot "risque" du vocabulaire guerrier mais sont difficilement applicables sur le terrain de la guerre. De plus, comme toujours, la crainte de perdre des hommes sur des théâtres lointains (pour des sociétés où la mort et le sacrifice sont écartés du débat public), rend les militaires, comme les civils, dubitatifs devant des actions potentiellement dangereuses. Mais cette tendance n’est pas nouvelle car Napoléon écrivait déjà au début du XIXème siècle que : "souvent la troupe fait preuve d’audace dans le temps où il s’agirait d’être prudent. Puis les pertes ainsi encourues l’invitent à la prudence, au moment où l’audace devient vraiment nécessaire".
3-Réconcilier risque militaire et évolutions contemporaines
Des militaires comme des civils ont ouvert des pistes de réflexion pour sortir de cette dualité entre la prise de risque recherchée par les militaires et la maîtrise des évènements voulue par le responsable politique.
Tout d’abord, il s’agirait de faire évoluer les mentalités en renouant avec le lien prôné par des penseurs anciens (Sun Tzu, Platon) entre l’art de la guerre et la gestion des risques. Benjamin Pelletier, écrivain et essayiste, prône ainsi le développement de traits de caractère propres à éclairer les acteurs du "risque". Ces qualités seraient pour lui "le savoir renoncer, l’intelligence de situation et l’humilité". Pour d’autres, l’action militaire doit être davantage pensée comme une partie d’échecs (prise de risque, victoire en quelques coups) que comme une partie de jeu de dames (temps long, protection, destruction des pions adverses systématique). Enfin des officiers, comme le général Yakovleff[4], considèrent qu’une bonne compréhension du risque réside dans la capacité à le hiérarchiser pour le présenter au décideur ou pour l’adapter aux circonstances. Ainsi, ils estiment qu’un risque, toujours nécessaire, peut être faible (il n’engage que les modalités d’exécution de la mission), significatif (il engage le succès même de la mission) ou critique (il engage la survie de l’unité). Ce schéma offre donc une marge de manœuvre pour décider de l’opportunité ou non de la prise de risque face à la situation considérée.
De leur point de vue également, la prise de risque raisonnée passe par une bonne connaissance de l’histoire militaire et par une culture de l'"agressivité" au sens noble du terme pour développer l’audace du chef et son imagination tactique.
Pour conclure et laisser place au débat, ces propositions me paraissent être les solutions les plus raisonnables face des travaux menés par l’université de Syracuse aux Etats-Unis afin de détecter, scientifiquement, chez de jeunes cadres, civils ou militaires, l’aptitude à prendre des risques dans l’exercice de leurs fonctions.
Frédéric JORDAN
Bonjour,
RépondreSupprimerComme le laisse entendre votre post, je crains malheureusement que le futur, encore plus que le présent, sera à l’inhibition de tout comportement hasardeux. L’article de Nathalie Barraillé sur la judiciarisation du champ de bataille que vous avez publié il y a quelques jours m’en paraît d’ailleurs une parfaite illustration : tout militaire français a désormais en tête l'enquête judiciaire ayant suivi l’embuscade d’Uzbeen. L’effet en est un enracinement plus profond de l’idée que le chef n’a pas le droit de jouer aux dés avec la vie de ses hommes, même si la réussite ou l’échec de sa mission y sont liés. Quand bien même l’opération s’avérerait être une réussite, il est à parier que les supérieurs acceptant en connaissance de cause la prise de risque de leurs subordonnés, en étant prêt à les couvrir en cas d’échec, se fera de plus en plus rare.
Au final, je suis pessimiste : je crains que l’argent mis dans la technologie pour s’assurer du « zéro mort » sera toujours insuffisant pour compenser l’efficacité que procure la prise de risque. Certes, des hommes mourront inévitablement à l’occasion de prises de risque. Mais je suis convaincu que sur le long terme, une telle politique se révèlerait moins coûteuse en vies humaines qu’un principe de précaution systématiquement appliqué, et surtout permettrait l’accomplissement de la mission (et pas simplement la survie des troupes engagées…).